Le Syrien Rami Anis lors des Jeux asiatiques de 2010. | FRANCOIS XAVIER MARIT / AFP

Adossé au bassin, Rami Anis esquisse un sourire espiègle et fixe son entraîneur de ses deux grands yeux noirs. La sentence tombe immédiatement : « Ne me dis pas que tu as fini ta récupération, je ne te crois pas. Allez, tu y retournes. Et si je vois que tu triches, ce n’est pas 800 m que tu feras mais plutôt 1 000 m ou 1 200 m. » Le ton de Carine Verbauwen n’est pas spécialement méchant, mais ferme néanmoins. Au sein du groupe qu’elle entraîne à la piscine Rozebroeken de Gand, Rami Anis est un nageur comme un autre. A un détail près.

Les consignes, la coach les lui donne en anglais plutôt qu’en néerlandais. En ce début d’été, sa maîtrise de la langue est encore balbutiante. Et pour cause. Le jeune Syrien de 25 ans est arrivé en Belgique il y a quelques mois à peine. En octobre 2015 précisément. L’ultime étape d’un voyage forcé, comme c’est le lot de millions de déplacés fuyant depuis cinq ans la guerre et le régime de Bachar Al-Assad.

Avec sa famille, le jeune homme a quitté Alep dès octobre 2011 pour rejoindre Istanbul, où vit son frère aîné, Iyad. A tout juste 20 ans, il courait le risque d’être enrôlé de force dans l’armée. « Quand on est arrivés en Turquie, on pensait qu’on pourrait retourner en Syrie dans les deux mois et reprendre notre vie comme si de rien n’était », raconte-t-il, assis à la cafétéria de la piscine, quelques jours après avoir appris qu’il était sélectionné dans l’équipe des dix athlètes réfugiés qui participeront aux Jeux de Rio sous la bannière du Comité international olympique (CIO).

Périple

Il restera quatre ans en Turquie. Avant la guerre, l’adolescent était considéré comme l’un des principaux espoirs de son pays en natation. Détenteur des records nationaux sur 50 m et 100 m papillon, sa spécialité, il avait décroché une médaille d’argent aux Jeux asiatiques de la jeunesse et trois d’or aux Championnats arabes des jeunes. Exilé sur les rives du Bosphore, il décide de s’entraîner au sein du prestigieux club de Galatasaray. « Mais les règlements turcs m’interdisaient de participer aux compétitions, alors j’ai finalement décidé de venir ici en Belgique », où l’une de ses cousines est installée depuis quinze ans.

Le périple fut, selon ses mots, « la pire expérience de [sa] vie ». Des images et des souvenirs douloureux qu’il aurait voulu chasser en posant le pied en Belgique. « Personne n’aurait envie de garder en mémoire autant de mauvais moments. Mais malheureusement, depuis mon arrivée, les médias me les rappellent sans cesse… », souffle-t-il.

« Aujourd’hui, espérer avoir une médaille ou figurer parmi les huit finalistes, c’est un peu utopique… »

Alors, il répète cet itinéraire dont il a oublié les dates précises : deux jours d’attente à Izmir, ce grand port de la mer Egée, la traversée sur un canot pneumatique jusqu’à l’île grecque de Samos, puis la Macédoine, la Serbie, la Croatie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et enfin, après une dizaine de jours, la Belgique. Parfois en train, le plus souvent en bus ou à pied. « On ne mangeait pas bien, on ne dormait pas bien. Certaines fois, on nous réveillait en pleine nuit pour franchir une frontière… » Rami a fait le voyage avec son frère cadet âgé de 20 ans, Mohammed, deux mois après leur père et l’un de ses cousins. Trop fragile physiquement, leur mère, elle, est restée à Istanbul.

Quand Carine Verbauwen a vu le clan débarquer, à l’automne, leur première question a été de savoir combien Rami serait payé s’il venait s’entraîner dans son club. Pour le moins médusée, la double finaliste aux Jeux de Moscou en 1980 a dû leur expliquer qu’ici, la logique était plutôt contraire… Le Syrien et sa famille ont alors décidé de tenter leur chance à Berlin, où s’entraîne une nageuse et amie de Rami originaire de Damas, Yusra Mardini – elle aussi sélectionnée dans l’équipe du CIO. Mais là encore, la réponse a été la même. « Je n’ai plus eu de nouvelles jusqu’à mi-février, où ils ont repris contact avec moi, poursuit Carine Verbauwen. Je leur ai dit que le seul geste que l’on pouvait faire, c’était de ne pas lui faire payer sa cotisation et ses entrées. Ils ont finalement accepté. »

Centre d’accueil

Rami est d’abord hébergé avec son frère dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Fleurus, près de Charleroi. Pour se rendre à la piscine de Gand, le jeune homme cumule six heures de trajet dans la journée. La situation est difficilement tenable sur le long terme. La coach finit par leur dénicher un appartement appartenant à son ex-belle-mère à Eeklo, à 25 km de là. « Je ne m’attendais pas à tomber sur une personne aussi bienveillante, confie Rami. Carine est bien plus que mon entraîneur, elle est aussi une amie et une maman pour moi. A l’entraînement, elle est très stricte, mais je suis conscient que c’est la seule façon de me faire progresser. »

Les débuts furent particulièrement laborieux. Après six mois sans nager, ses performances s’en ressentent. Et sa condition physique est « franchement minable », à en croire sa coach, qui sourit en y repensant. Mais à force de travail et motivé par la perspective de disputer le 100 m papillon à Rio, Rami Anis a fini par retrouver le niveau qu’il avait en Turquie. Son meilleur temps sur la distance ? 55 s 39. Loin du record du monde de Michael Phelps (49 s 82), son « idole », qu’il aura peut-être la chance de croiser en chambre d’appel puisque l’Américain, sportif le plus titré de l’histoire olympique, sera également aligné sur cette épreuve.

« A Rio, l’objectif, c’est qu’il fasse son meilleur temps, je suis convaincue qu’il peut passer sous la barre des 55 secondes », estime Carine Verbauwen. Lui-même ne se fait pas d’illusions : « Aujourd’hui, espérer avoir une médaille ou figurer parmi les huit finalistes, c’est un peu utopique… », juge-t-il. Au fond, peu importe le chrono. L’essentiel est ailleurs. « C’est le rêve de tout sportif professionnel de participer aux JO, le mien va devenir réalité », savoure le jeune homme, qui espère un jour obtenir la nationalité belge et représenter le pays lors des compétitions internationales.

Malgré cette vie « complètement bouleversée », une famille dispersée et des amis restés à Alep dont il n’a plus vraiment de nouvelles, Rami Anis « sourit toujours », s’étonnent Matthias Loones, Arend De Hauwere, Bram Dobbelaere et Jonas Leyssens, ses camarades d’entraînement. « Il blague comme n’importe lequel d’entre nous. Il aime son quotidien ici en Belgique. Enfin… sauf la pluie ! », plaisantent ces derniers. Les liens tissés entre eux témoignent d’une intégration spontanée. « Pour eux, Rami est un nageur, pas un réfugié », souligne Carine Verbauwen.

De son passé en Syrie, ils ne savent pratiquement rien. Il n’aborde jamais le sujet. Dans les mois qui ont suivi son départ du pays, le jeune homme a continué à s’informer de ce qui se passait là-bas : « Désormais, j’ai arrêté car cela affecte négativement mes entraînements. Quand j’apprends qu’il y a eu des bombardements, ça m’occupe l’esprit. » Dans ces moments-là, Carine se fait plus clémente : « Swim easy, swim easy », lui répète-t-elle. Sous des dehors intransigeants, la coach admire la ténacité de ces réfugiés qui « n’ont pas eu d’autre choix que de fuir leur pays. Tous, comme Rami, ont choisi la vie ».