Le japonais Kohei Uchimura, le 10 août, à Rio. | THOMAS COEX / AFP

Il pourrait pirouetter pendant des heures, le malheureux. Au centre de l’enceinte, un gymnaste américain multiplie les cabrioles à même le sol. Mais personne pour le regarder se démener sur le praticable carré. L’attention est ailleurs, mercredi 10 août, dans l’Arène olympique de Rio : à quelques mètres, Kohei Uchimura a pris place sur son dernier agrès, le sixième de la soirée. Tout en haut de la barre fixe, tout en haut des Jeux olympiques.

Quatre ans après son sacre à Londres, le « roi » s’apprête à aller chercher sa deuxième médaille d’or d’affilée dans l’épreuve reine de la gymnastique artistique, le concours général individuel. Nul besoin d’être juge assermenté pour saisir l’aisance dans le geste, la netteté dans le mouvement. Nul besoin d’être japonais pour applaudir les envolées. Dans la salle, tout le monde peut apprécier, et personne ne s’en prive.

Ou un seul, peut-être. Oleg Vernyayev, qui mène au classement depuis le troisième changement d’agrès, a encore un petit espoir d’insoumission. Silence et respect dans le public. A lui aussi, les enchaînements de l’Ukrainien font plaisir à voir. Un regard à l’écran géant des notations, et tombe la sentence. Uchimura devance Vernyayev de 0,99 point. Le Japonais, 27 ans, et l’Ukrainien, de cinq ans son cadet, posent devant les photographes. L’un drapé dans un tissu rouge et blanc, l’autre dans une étoffe bleu et jaune.

« Le concurrencer a déjà été une formidable expérience pour moi. Nous aussi, on a notre Michael Phelps. »

Le temps d’enfiler un pantalon de survêtement et sa médaille d’or, Kohei Uchimura concédera à la presse qu’il sort de sa finale « la plus délicate ». Ila de quoi comparer : depuis 2009, le gymnaste a remporté consécutivement les huit titres mondiaux et olympiques qui s’offraient à lui en concours général individuel. Sans parler des titres par équipes, comme ce concours général que les Japonais ont ravi lundi 8 août aux Chinois, doubles tenants du titre.

Le palmarès d’Uchimura incline au respect, voire à la déférence. Seuls trois autres gymnastes avant lui avaient réussi à conserver leur titre olympique au concours général individuel : l’Italien Alberto Braglia (1908 et 1912), le Soviétique Viktor Chukarin (1952 et 1956) et le Japonais Sawao Kato (1968 et 1972). Plus de quarante ans que pareille prouesse n’avait pas été réalisée. Assis juste à côté, Oleg Vernyayev aurait tendance à féliciter plutôt deux fois son vainqueur, qu’il qualifie déjà bien volontiers de « légende » : « Le concurrencer a déjà été une formidable expérience pour moi. Nous aussi, on a notre Michael Phelps. » L’allusion au nageur américain, cet autre collectionneur de médailles (21 titres olympiques, série en cours), semble avoir du succès : applaudissements parmi les journalistes.

« Une machine »

Pour faire comprendre le phénomène, qu’il décrit comme « le meilleur gymnaste de l’histoire », le gymnaste français Axel Augis préfère le rapprocher du sprinteurUsain Bolt et du judoka Teddy Riner. « Une machine, techniquement nickel, tellement hors norme », conclut celui qui a terminé 21e à l’issue du concours, à l’aise dans ses chaussettes et claquettes. Chez les Japonais, il n’y en a aucun autre comme lui. Et peut-être qu’il n’y en aura jamais plus. »

Ces analogies traduisent aussi une forme d’embarras, qui disent toutes les difficultés du gymnaste à se faire valoir en tant que tel, fût-il couvert d’or, hors des cercles d’initiés. En conférence de presse, Uchimura fait retomber la pression des comparaisons, en même temps qu’une mèche de cheveux. Le gymnaste, pourtant très populaire au Japon, estime que son sport doit encore attendre d’« arriver à maturité ». Et de convoquer encore le nageur américain : « Michael Phelps, tout le monde connaît son nom. Kohei Uchimura, non. Les gens peuvent se demander qui est cet homme. »

Kohei Uchimura avec l’Ukrainien Oleg Verniaiev, le 10 août, à Rio. | THOMAS COEX / AFP

Qui est cet homme ? Un simple gymnaste, assure-t-il. Quelqu’un qui aspire à ce que son sport, plus que sa propre personne, obtienne une reconnaissance internationale « égale à celle de la natation ou de l’athlétisme ». Un sportif qui espère avoir livré « un spectacle excitant pour tous les gens qui l’auront regardé ».

A l’applaudimètre, on aurait envie de le rassurer. Dans la grande salle carioca, les clameurs ont accompagné chacune de ses réceptions au sol, chacune de ses apparitions à l’écran. En tribune de presse, de nombreux journalistes japonais. Celle du Yomiuri Shimbun, quotidien conservateur, définit le sportif comme le visage du « Japon aux Jeux olympiques ». La rédactrice a prévu une paire de jumelles pour mieux le scruter, en contrebas, s’échauffant sur un agrès, se grattant la tête, ou tapant dans la main de ses concurrents.

« Il peut encore faire des mouvements plus durs »

D’autres compatriotes avaient jugé bon de se déplacer dans le quartier bétonné de Barra. Seuls les drapeaux du Brésil, mercredi, dépassaient en nombre ceux du Japon. Au point que le chauffeur de salle interpelle tour à tour « les gens du Japon » puis les « gens du Brésil » pour leur poser la fameuse question rhétorique destinée à les faire réagir : « Où êtes-vous ? »

Le Japon avait déjà connu, en la personne de Sawao Kato, des gymnastes à même de faire lever les foules. L’aïeul affiche douze médailles olympiques, dont huit en or, là où Uchimura en compte sept, dont trois dorées. D’autres récompenses suivront, avertit Axel Augis : « En compétition, Uchimura n’est pas à fond, il peut encore faire des mouvements plus durs, mais il préfère assurer le coup. Je dis ça par rapport à ce que je le vois faire à l’entraînement, aux arceaux ou aux anneaux. »

« Je ne crois pas en Dieu. Je n’ai jamais eu d’amulette porte-bonheur, assurait Uchimura il y quatre ans à Londres après son premier titre. Je ne crois qu’en l’entraînement. » L’entraînement, le Japonais l’a commencé tôt,à 3 ans, au centre qu’administrent ses parents, à Nagasaki. Le père et la mère ont pratiqué, la sœur aussi. Et tous attendent sans doute 2020. Cette année-là, Tokyo accueillera la prochaine édition des Jeux olympiques pour le nouveau sacre du petit « roi » Uchimura (55 kilos dans 1,61 m) qui entrerait encore un peu plus dans la légende en devenant le seul gymnaste avec trois médailles d’or consécutives au concours général individuel. « J’aurai 31 ans et je ne serai plus à mon pic de forme, prévient-il. Mais j’ai vraiment envie d’y participer, parce que ma fille sera alors en âge de voir ce que son père peut faire. » Si elle avait vu Rio…