Felipe Chehuan, originaire de la Baixada Fluminense, était engagé contre le Mondial 2014 et ne valide pas plus l’organisation des Jeux olympiques à Rio. | Anthony Hernandez

Nous avions rencontré Felipe Chehuan il y a deux ans à Sao Paulo durant la Coupe du monde. Chanteur de metal du groupe Confronto, il nous avait raconté son engagement contre le Mondial 2014. A l’époque, avec les membres de son groupe, ils avaient imprimé quelques centaines de tee-shirts flanqués de ce slogan cru et évocateur : « Foda-se a Copa », soit « nique la Coupe ».

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Originaire de la périphérie à 30 kilomètres au nord de Rio, la fameuse Baixada Fluminense où il habitait toujours, le jeune homme nous avait livré un avis sans concession sur l’organisation d’une telle compétition dans son pays : « Ce tee-shirt sert à montrer notre colère. Ce Mondial n’est pas fait pour les pauvres. Il n’est pas pour nous mais pour les riches et les touristes. » Quand nous l’interrogions sur les Jeux olympiques qui se tiendraient dans deux ans dans la désormais bien terne « Cité merveilleuse » à l’ombre de laquelle il avait grandi, Felipe ne se berçait pas d’illusions : « Je ne suis pas optimiste non plus. En deux ans, rien ne va s’améliorer, bien au contraire. »

Au moment de nous rendre une nouvelle fois au Brésil, pour couvrir cette grand-messe du sport international, pour laquelle Rio a dépensé sans compter de précieux milliards (11 environ) en période de récession, l’idée de revoir le vocaliste de Confronto a paru évidente. Un échange de mails plus tard, nous avions été surpris qu’il nous donne rendez-vous dans l’un des sites olympiques, le Rio Centro où se déroule notamment la boxe, le badminton, le tennis de table ou encore l’haltérophilie. Depuis six mois, le jeune papa, sa compagne et leur fils de trois ans ont quitté la Baixada Fluminense et rejoint un nouveau quartier, Jacarepagua, non loin de Barra où se situent le parc et le village olympique.

Felipe a-t-il changé de position sur les Jeux ? Très vite, il a mis les choses au clair. « Je pense toujours la même chose. Un ami m’a donné trois tickets gratuits et j’ai voulu voir de mes yeux de quoi il retournait. Après cette demi-journée, j’en reste persuadé, le Brésil avait d’autres priorités comme l’éducation, la santé, plutôt que ces Jeux et le Mondial, confie-t-il avant de préciser, Tout est difficile, tout est très cher que cela soit la nourriture ou le prix des places, tout est trop loin. Ils ont construit des choses que seule une minorité utilisera. Les Jeux ne sont pas pour les gens simples. »

Felipe Chehuan a ouvert un pub dans son quartier d’origine à Sao Joao de Meriti. | Anthony Hernandez

Depuis un an, le coût de la vie a considérablement augmenté. Bien sûr, la tenue des Jeux n’arrange rien. « L’essence, l’eau… Les haricots [aliment de base des Brésiliens] sont passés de 4 reais le kilo à 15 reais. Maintenant, c’est très compliqué de vivre ici », raconte-t-il. Et qu’en est-il des habitants de la Baixada Fluminense ? Les JO ont-ils un impact sur leur vie ? S’y intéressent-ils ? « Dans le meilleur des cas, ils regardent ça à la télé. Les transports avec la majorité des sites sont si compliqués, le prix des places dissuasif. Ce n’est pas pour eux », lance Felipe. Nous l’avons pris au mot et nous lui avons demandé de nous faire visiter.

Du mercredi au dimanche, en plus de son activité musicale, Felipe fait des allers-retours avec son ancienne ville, l’une des sept municipalités de la Baixada Fluminense, Sao Joao de Meriti qui compte plus de 460 000 habitants. Il y a ouvert un petit pub rock, le Gato negro (« chat noir »), à deux minutes à pied de la rue où il a grandi. Pour se rendre depuis Barra, centre névralgique des JO, à la Baixada, il faut compter en temps normal, pour les chanceux possesseurs d’une voiture, une heure de route. Pendant les Jeux, la durée du trajet oscille plutôt entre une heure trente et deux heures.

Nous profitons des bouchons, dans lesquels nous regardons avec envie la troisième file fluide construite pour « la famille olympique » et réservée à elle durant la quinzaine, pour planter le décor. La Baixada Fluminense, c’est trois millions d’habitants au total, essaimée le long de la via Dutra, celle qui relie Sao Paulo en six heures de voiture. Au XVIIIe siècle, la région a connu un essor grâce à son positionnement sur la route de l’or venu de l’état du Minas Gerais. Au XIXe siècle, les plantations de café y pullulaient avant qu’un grand déclin économique ne frappe le coin.

Dans son salon de coiffure, Felipe, 27 ans, se sent très éloigné des JO. | Anthony Hernandez

Au XXe siècle, de nombreux migrants pauvres du nord du Brésil s’y sont établis pour trouver une vie meilleure, à proximité de la grande Rio, objet de tous les fantasmes. « On a le sentiment d’être abandonné quand on grandit ici. C’est un endroit pour dormir car c’est meilleur marché. En général, les gens font deux heures de route le matin et deux heures de route le soir pour aller travailler ailleurs », raconte Felipe.

Avant les Jeux, la promesse était de rendre Rio plus accessible, d’améliorer les transports au sein de la capitale fédérale. Les BRT, ces bus publics aux voies réservées, ne suffisent malheureusement pas à régler le problème. « Le trafic c’est toujours catastrophique. Les BRT sont souvent archibondés. Rio devait travailler avec la Baixada pour ces JO mais nous n’avons rien vu changer. Les gens de la Baixada se considèrent cariocas mais ils ne le sont pas… », défend le leader du groupe Confronto.

La Baixada, c’est comme une médaille d’or française, ça se mérite. Après presque deux heures de route, nous pénétrons enfin à Sao Joao de Meriti. Les maisons sont modestes mais rien à voir avec les favelas qui font la célébrité malheureuse de Rio : « Les favelas sont construites dans les montagnes. Ici, le relief est plat mais nous avons quand même des endroits très pauvres. »

Arlette, 65 ans, habite à la Baixada Fluminense depuis l’âge de huit ans. | Anthony Hernandez

Dans son minuscule salon de barbier, complètement ouvert sur la rue, un coiffeur nommé Felipe est en plein travail. A côté de son plan de travail, une télévision, vieille comme Mathusalem, diffuse un match olympique de volley. « Les Jeux, je m’y intéresse un peu à la télé. Y assister, c’est impossible. En tout cas, cela n’a rien amélioré dans nos vies », explique le jeune homme de 27 ans, qui gagne 800 reais par mois (230 euros).

Quelques centaines de mètres plus loin, Arlette, 65 ans, attend son bus après avoir fait ses courses. Arrivée à la Baixada avec sa grande sœur aînée à l’âge de huit ans, en provenance de l’état de Sergipe dans le Nordeste, afin de trouver une vie meilleure, elle avoue une indifférence totale envers Rio 2016 même si son mari suit les compétitions à la télévision. Elle a bien d’autres préoccupations : « Tout est pire qu’avant. L’Etat de Rio de Janeiro est en pleine déconfiture. La santé et l’éducation sont inexistantes. Hier, une jeune fille a fait un malaise dans un bus. On s’est arrêtés devant l’hôpital qui est plus loin. Personne ne l’a prise en charge… »

Luccas travaille à temps partiel chez Bayer. | Anthony Hernandez

A 22 ans, Luccas travaille à temps partiel depuis peu chez l’un des principaux employeurs de la Baixada, le géant de la pharmaceutique mondiale, l’Allemand Bayer. Il a arrêté ses études de marketing et a réussi les tests d’admission : « Les Jeux, d’un côté c’est bien pour l’ambiance. Mais d’un autre côté, c’est toujours aussi difficile de vivre ici. » Son entreprise lui a donné deux billets pour le rugby à sept et pour le tennis de table. Il ne s’y est pas rendu : « Le rugby, c’est à Deodoro. J’aurai peut-être pu, ce n’est pas trop loin. Mais l’autre épreuve c’était impossible. »

Loin de Copacabana et de sa compétition de beach-volley, des fastes de la cérémonie d’ouverture au Maracana ou du gigantesque parc olympique, les habitants de la Baixada Fluminense, Luccas ne pense qu’à une chose : « On travaille pour payer nos factures. Rien de plus. »