Steve Avery est au coeur de la série initiée par Netflix, "Making a Murderer". | NETFLIX

Le titre annonce la couleur sans fard  : « Making a Murderer  », ou comment fabriquer un meurtrier aux yeux de la loi. Depuis sa sortie, le 18 décembre sur la plate-forme Netflix, la série documentaire «  Making a Murderer  » ulcère la chaîne de télévision Fox News, alimente des débats dans tous les médias américains et électrise les réseaux sociaux. On y joue au détective, on y refait l’enquête, on y réinterprète les documents judiciaires du procès de Steven Avery, condamné à l’emprisonnement à vie pour meurtre  ; on s’indigne des failles du système pénal américain révélées au cours de ces dix heures de film, ou on accuse de partialité ses deux réalisatrices, Moira Demos et Laura Ricciardi. Il faut reconnaître que « Making a Murderer  » est un document stupéfiant, si l’on veut croire au concept de justice.

Au fil du mois de janvier, révoltés par l’histoire judiciaire de Steven Avery et de son neveu Brendan Dassey, que conte « Making a Murderer  », près de 500 000 citoyens ont signé des pétitions demandant à Barack Obama et à l’Etat du Wisconsin la grâce présidentielle ou la révision de son procès. La Maison Blanche vient de rappeler que seul un crime fédéral peut être du ressort du président, ce qui n’est pas le cas ici  ; le gouverneur du Wisconsin a dit ne vouloir « pardonner  » aucun des deux hommes, tous deux condamnés pour le meurtre d’une jeune femme, Teresa Halbach, un après-midi d’Halloween, en 2005, dans le comté rural de Manitowoc (Wisconsin).

Steve Avery en 1985. | NETFLIX

En termes d’images, tout commence par une explosion de joie. On est en 2003, Steven Avery est cerné par des caméras de télévision   : il retrouve les siens, à l’entrée de l’immense casse automobile que sa famille possède dans une carrière située à l’extérieur de la ville. Il vient d’être libéré après dix-huit ans passés derrière les barreaux pour un viol qu’il n’avait pas commis. L’ADN, que l’on ne savait pas exploiter en 1985, l’a innocenté, incriminant un autre homme du comté – déjà fiché par les services du shérif, en tant qu’agresseur sexuel – qui a reconnu les faits. L’histoire devrait s’arrêter là, la série documentaire ne pas exister. Ce devrait être une fin, pas un début.

Pourtant, moins de deux ans après cette libération, en 2005, le bureau du shérif arrête de nouveau Steven Avery, l’accusant cette fois du meurtre de Teresa Halbach, sur le terrain de la casse automobile où vit toute la famille. Coïncidence ou non, quelques semaines avant cette nouvelle incarcération, Steven Avery avait porté plainte contre ce comté, qui, vingt ans auparavant, avait fait de lui un coupable évident. A ce titre, il réclamait 36 millions de dollars de dommages et intérêts. Steven Avery clamera toujours son innocence, expliquant avoir été piégé, grâce à de fausses preuves, par ceux-là mêmes qu’il venait d’attaquer en justice et à qui il demandait réparation.

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Dix ans derrière la caméra

C’est alors qu’entre en scène le couple de réalisatrices de « Making a Murderer  »  : diplômées en cinéma, elles découvrent dans le New York Times, en novembre 2005, un article titré « Libéré grâce à l’ADN, maintenant accusé d’assassinat  ». « Nous voulions en savoir plus. Nous sommes parties dans le Wisconsin pour une semaine, pour voir s’il y avait matière à une histoire. Nous sommes arrivées le 5 décembre, le 6 nous commencions le tournage  », ont expliqué Moira Demos et Laura Ricciardi au magazine américain Vulture, en décembre 2015.

Intriguées par ce qu’elles commencent à découvrir – Laura Ricciardi était avocate avant d’étudier le cinéma –, elles emménagent sans plus attendre à Manitowoc, décidant de financer elles-mêmes leur documentaire.

Les réalisatrices Laura Ricciardi (à gauche) et Moiras Demos (à droite) avec Iris Ng (au centre) lors du tournage de "Making a Murderer". | SELENA SALFEN/SYNTHESIS FILMS/NETFLIX

Quatre mois plus tard, elles s’apprêtent à repartir pour New York afin d’y monter leur film, lorsque intervient un coup de théâtre. Au terme d’interrogatoires très orientés, comme la police a appris à les mener depuis les années 1970 (la technique Reid), un neveu de Steven Avery, Brendan Dassey (16 ans, au retard mental notable), avoue avoir été le complice de son oncle. Et conforte d’autant l’accusation contre « l’ancien libéré  ». Les documentaristes resteront un an et demi de plus sur place, avant de passer à des allers-retours mensuels entre Manitowoc et New York. Cette affaire d’une petite semaine, « pour voir  », va finir par les retenir dix ans derrière la caméra. Jusqu’à aujourd’hui.

Leur projet   : non pas démontrer l’innocence de Steven Avery dans ce second dossier, insistent-elles sur les réseaux sociaux, mais enquêter, à travers lui, sur les failles du système pénal de leur pays. « Steven représentait une fenêtre absolument unique pour scruter le système, a précisé Laura Ricciardi au magazine Vulture. Au début, nous n’avions aucune opinion quant à sa culpabilité ou à son innocence. Le fait que, dans une première affaire, Steven avait été attaqué par le système, qu’il tentait de le réformer et d’en pointer du doigt les responsables entraînait une foule de questions. Quelqu’un ayant une telle motivation pouvait-il commettre ce genre de crime ? Ou, autre question, est-ce parce qu’il tentait de changer le système qu’il le voyait se retourner contre lui  ? Dans les deux cas, il y avait une histoire. »

Pas de discrimination raciale

Soucieuses de ne pas être accusées de présenter le seul point de vue de Steven Avery et de sa famille, les deux réalisatrices décident, dès le départ, de fonder leur documentaire sur les pièces à conviction retenues par le procureur, donc en faveur de l’accusation de meurtre. Difficile, pour autant, de suivre « Making a Murderer  » sans être atterré par ce que les avocats découvrent…

Pas de discrimination raciale ici, comme dans « Un coupable idéal  », la série oscarisée du Français Jean-Xavier de Lestrade. « Making a Murderer  » serait plutôt le miroir inversé de son autre impressionnante série documentaire, « The Staircase  »  : jouent ici, en ligne de basse, les composantes d’une discrimination sociale qui jamais ne déclare son nom. A l’encontre d’une famille assimilée à de la graine de criminels.

Force est de reconnaître, souligne dans le documentaire l’avocate commise d’office en 1985 auprès de Steven Avery, que cette famille avait fort mauvaise réputation. Non seulement le casier judiciaire de Steve n’était pas vierge (vols, maltraitance à animal, menaces contre des filles), mais tout le clan Avery rebutait. Chez ces gens-là, on n’a aucun sens du savoir-vivre et du vivre-ensemble, explique-t-elle en résumant le sentiment des gens qui comptent à Manitowoc  : on fait des gosses à tout-va, on s’habille n’importe comment (et ne porte même pas de sous-vêtements, dans le cas de Steven), on ne va quasiment pas à l’école, on ne participe à aucune activité de la ville… Mauvaise graine pour la communauté, bonne graine pour la prison.

Making A Murderer - Trailer - Netflix [HD]
Durée : 02:56

Après trois ans de tournage, Laura Ricciardi et Moira Demos envisagent de monter tout le matériau accumulé en un documentaire. Un film de deux heures au moins, estiment-elles, au vu des pièces qui continuent de s’accumuler. « Formidable travail  », « incroyable  », leur répondent des chaînes comme HBO ou PBS, qui les encouragent plutôt à en faire une série… Mais qui dit « série  », à l’époque, pense « fiction  », et rien n’aboutit. Les réalisatrices finiront par se tourner vers Netflix, en 2013, la plate-forme produisant maintenant elle-même des films  ; au vu de trois épisodes, accord est passé pour un documentaire de huit heures, qui s’étendra finalement à dix.

Interrogatoires et témoignages, entretiens avec les parents de Steven Avery ou avec ses avocats (500 heures), images des procès (presque 200 heures)  : les documentaristes captent, entre 2005 et 2015, un paysage social, familial voire moral et psychologique de l’affaire, sans oublier l’aspect très aléatoire de ce que l’on nomme « preuves scientifiques  ». Ces centaines d’heures sont montées en entretenant l’attention et l’intérêt du spectateur, malgré la rigueur apparente du propos, et surtout sans voix off.

Affaire à suivre

L’émoi, la fièvre que suscite « Making a Murderer  » aux Etats-Unis devraient amener à une réflexion sur la façon dont chaque cour de justice fonctionne, dans chaque Etat, et, de manière plus large, sur les réformes à exiger des autorités pour un système pénal moins faillible, rappellent les deux documentaristes sur les réseaux sociaux. Mais le débat, voire l’hystérie, parfois, que suscite ce documentaire, amène presse et télévision à se focaliser avant tout sur leur documentaire, pour le prolonger. La chaîne Investigation Discovery, par exemple, promeut un nouveau concept qui a tout pour faire peur  : l’« instamentary  » (oxymore syncopé de « documentaire instantané  »), un programme bâti à partir des grandes affaires judiciaires à la « une  » dans le temps présent, pour y apporter de supposés compléments d’enquête dans les semaines suivantes. Le réseau NBC s’est associé avec cette chaîne spécialisée dans les faits divers pour présenter au public, sous peu, «  des détails essentiels manquants à la série documentaire de Netflix  »

Pendant ce temps, des avocats spécialisés dans les erreurs judiciaires tentent de trouver le nouvel élément qui leur permettrait de sauver Steven Avery et son neveu de la prison à vie. Pour leur part, Netflix et les deux documentaristes n’excluent pas de nouveaux épisodes, si de nouvelles révélations le justifiaient. Ce qui n’est pas impossible, notamment de la part de jurés.