Une femme porte un enfant près d’une crèche du quartier Kisenso à Kinshasa (RD Congo), le 20 juin 2016. | Jerome Delay / AP

« C’est chaque jour qu’on se serre la ceinture ! » Pas besoin d’insister pour qu’Antoine, cadre de la Banque centrale à la retraite, reconnaisse que les temps sont vraiment durs. « On ne peut pas acheter les extras : confiture, beurre, jambon, fromage… Tout ça, c’est fini ! On ne connaît même plus le goût de ces choses-là. On se concentre sur l’essentiel, c’est-à-dire le fufu [pâte à base de farines] ou le riz, et puis les légumes, le poisson. La viande… Il faut faire des efforts pour acheter de la viande ! »

Dans la cuisine, son épouse, Jenny, prépare une sauce où frémissent de rares morceaux de poulet à l’arachide et quelques légumes. Elle aurait aimé une sauce plus épaisse, mais avec la dépréciation du franc congolais face au dollar, « les prix ont vraiment augmenté » sur les marchés. « C’est difficile. C’est trop, ça pèse ! », se lamente-t-elle. Le pouvoir d’achat du ménage a été divisé par deux depuis quelques mois.

« Chercher de l’argent »

La situation de l’ex-Zaïre, plus vaste pays d’Afrique subsaharienne, est paradoxale. Ici, on a coutume de dire que quand Dieu a créé le monde, il a trébuché au-dessus de la République démocratique du Congo, et y a déversé toutes les richesses naturelles : minerais, gaz, pétrole, eau, forêts… Alors ils ne comprennent pas que la majorité des 65 millions de Congolais vive dans la misère et que le salaire minimum soit fixé à trois dollars par jour, une somme du reste supérieure à ce que gagnent bien des agents de l’Etat. Selon le programme alimentaire mondial, plus de 63 % de la population congolaise vit en dessous du seuil de pauvreté et n’a pas accès à une alimentation adéquate.

« Il y a des familles ici, à 5 heures du matin, papa sort, maman sort et les enfants – à partir de cinq ans, ou disons six ans – sortent, et chacun va chercher de l’argent, raconte Antoine. Tout le monde se retrouve le soir à la maison avec ce qu’il a gagné dans la journée. » Le président Joseph Kabila est conscient de cette précarité. Le 29 juin, veille de la fête de l’indépendance, il avait déploré la « situation économique préoccupante » du pays, liée à la chute du cours des matières premières, dont les minerais.

« Je comprends la perplexité qui est la vôtre, au regard de la baisse du pouvoir d’achat de chacun de vous, surtout celui des plus démunis », avait souligné le président, assurant que ce problème restait « au centre des préoccupations quotidiennes » de l’Etat. Mais des Congolais s’impatientent, réclament plus d’emplois, des salaires revus à la hausse. En attendant, beaucoup recourent au délestage alimentaire – une référence au délestage de l’électricité, qui consiste à desservir des quartiers à tour de rôle.

Antoine raconte qu’à Kimbanseke, commune du sud-est de Kinshasa où vit sa mère, la situation est alarmante. « C’est un quartier de pauvres, pauvres, pauvres. Dans la plupart des quartiers là-bas, les gens mangent à 17 heures. Une fois par jour. C’est un véritable délestage ! Il y a trois repas qui sautent. » Pas facile d’en parler. Certains ont honte ou craignent des représailles à cause des tensions marquant l’approche de la présidentielle, prévue le 27 novembre mais qui risque d’être reportée.

Un habitant du quartier Kisenso à Kinshasa. | Jerome Delay / AP

Cependant, Antoine et d’autres acceptent de témoigner. Dans le quartier Kinsuka, dans le sud de Kinshasa, « des enfants de 10-11 ans font deux ou trois jours sans manger », se lamente Damas, chauffeur. La faim au ventre, il sait ce que c’est. Plus jeune, lorsque son père s’est retrouvé au chômage, il a pratiqué le délestage alimentaire. « Si on mangeait aujourd’hui, demain on ne mangeait pas, ou on faisait ce qu’on appelle communément à Kinshasa le mayi ya lobo, donc le sucre avec de l’eau, et puis avec du pain. » Selon l’enquête nationale démographique et de santé (2013-2014), 43 % des enfants de moins de cinq ans sont atteints de malnutrition chronique et 23 % de malnutrition aiguë.

Les fonctionnaires ne sont pas épargnés

Gabriel, un étudiant en relations internationales qui travaille parfois comme serveur pour 50 dollars par mois, est endetté et étranglé. Il s’occupe de ses trois frères et a mis en place un système d’alternance pour que chacun puisse grignoter une fois par jour : deux mangent un repas « à crédit » dans un restaurant de fortune, les deux autres calment les gargouillis avec le mayi ya lobo – et le lendemain, c’est l’inverse. Mais certains jours il faut s’endormir affamé, faute d’argent ou de voisins mieux lotis.

Alors que l’obscurité dévore les dernières lueurs du jour de son petit deux pièces, Gabriel confie qu’il garde la foi. D’où la croix au-dessus de son lit. « La croix est à un ami : je ne sais pas par quelle magie, il s’est retrouvé en Europe. Il a oublié sa croix et je me suis dit peut-être que ça porte bonheur… On garde l’espoir, on n’arrête pas de prier. Bon, il y a des moments où je me demande si réellement il entend les prières. Combien de fois j’ai pleuré sur ce matelas… Parfois, ça donne envie de mourir. »

Le délestage alimentaire touche aussi des fonctionnaires et des agents des forces de défense et de sécurité. Le porte-parole de l’armée, le général Léon-Richard Kasonga, affirme que les militaires reçoivent les rations nécessaires lors des opérations, concentrées dans l’Est, où pullulent les groupes armés. Mais sous couvert d’anonymat, un officier confie que des soldats sautent des repas « dans les zones où il n’y a pas d’opérations » car « le fond de ménage ordinaire ne permet pas de nouer les deux bouts de mois ».

Lors de manifestations de l’opposition appelant au respect de la constitution qui interdit à Joseph Kabila de briguer un troisième mandat, des militants chantent souvent aux policiers de se désolidariser du pouvoir qui les « paie mal ». A Goma, dans l’est du pays, un officier qui « mange souvent une fois par jour » dit avoir « plus de 25 policiers pas payés, certains depuis plusieurs années ». D’autres, ajoute-t-il, ont un salaire insuffisant, même lorsqu’il n’est pas en partie détourné par des supérieurs.

Résultat, des agents en arrivent à « tracasser », rançonner la population. Après un court silence, l’officier de police lâche que sa « conscience professionnelle » l’empêche d’agir ainsi. Puis il précise que, vu son grade, cela serait « vite remonté au commissariat » et qu’il serait arrêté. « Pour m’en sortir, s’il y a une infraction quelconque, j’établis une amende transactionnelle. C’est autorisé chez nous, ce n’est pas une tracasserie. Je garde une somme pour moi, et l’autre pour les impôts. »