Minchele avait prévu de s’habiller en noir dimanche 14 août. Il avait entendu dire qu’il y aurait une marche à Baher Dar, sa ville. Pour rendre hommage aux victimes tombées sous les balles des forces de l’ordre la semaine précédente. Les femmes, les enfants et les vieux devant. Les hommes derrière. Tous vêtus de noir. Mais rien. Pas de marche. Une manifestation ? Encore moins. « Rien. Les gens ont peur », lâche, fataliste, le trentenaire au crâne presque entièrement rasé.

Sept jours plus tôt, le 7 août, des milliers de personnes avaient manifesté contre le gouvernement dans les régions Amhara (Nord) et Oromia (Centre et Ouest). A Baher Dar, une grande ville du nord de l’Ethiopie, le bilan est d’au moins trente morts parmi les manifestants, selon Amnesty International, qui évoque un « bain de sang » ; huit selon les autorités de la région.

On ne traîne pas le soir

Dimanche 14 août, Baher Dar est restée calme. « Les policiers et les militaires patrouillent avec leurs armes, ça dissuade ! », fait remarquer Minchele, qui a manifesté la semaine précédente. Depuis, l’atmosphère est lourde dans cette ville de près de 200 000 habitants (selon le dernier recensement). La vie a repris son cours, mais les gens ne traînent pas en ville, on se presse pour rentrer de l’église, on ne reste pas dehors le soir dans les rues bordées de palmiers.

On évite aussi de s’épancher en public sur les manifestations ; ça grouille d’espions, peut-on entendre par ici. « J’en arrive à un point où je ne crois même plus ma mère », lâche un habitant qui veut rester anonyme, comme la plupart des personnes interviewées.

Mesfin faisait aussi partie des manifestants. La petite trentaine, il a les dents du bonheur et le sourire aux lèvres. Sauf quand il parle de ce qui se passe ici. Il a peur des représailles, dit-il. Des menaces qui pèsent sur sa famille, de la prison. Il connaît des personnes arrêtées… Mais ne veut pas trop en parler. Même derrière les volets fermés du bar où il sirote un thé sucré. Trop risqué. « Je dois prendre soin de ma sœur et de ma mère », finit-il par concéder comme pour se justifier.

Selon des habitants, la police « tient une liste des participants » et aurait fait du porte-à-porte pour les arrêter arbitrairement, ou les dissuader de participer à un éventuel rassemblement. « C’est faux, ce sont de pures allégations », assure Nigussu Tilahun, porte-parole du gouvernement de l’Etat régional d’Amhara, qui ajoute que les forces de sécurité et les habitants de Baher Dar travaillent ensemble pour maintenir la paix et assurer la stabilité de la ville.

Sans donner de chiffre précis sur les détentions, Nigussu Tilahun affirme que la plupart des prisonniers accusés d’avoir jeté des pierres et détruit des propriétés lors des manifestations ont été libérés. Amnesty International craint de son côté « l’utilisation de structures de détention non officielles » qui exposerait « les détenus à de nouvelles atteintes aux droits humains, y compris à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements ».

« Bloody Sunday »

Ici, personne n’a envie de revivre un tel « désastre » ; c’est ainsi que Dereje parle des événements de dimanche 7 août. Médecin, il a vu les blessés, les corps sans vie, un des pires souvenirs de sa longue carrière. « Ils ont des armes et nous des pierres », rumine un de ses amis. Pour beaucoup d’habitants, la réponse des forces de sécurité était disproportionnée. Les autorités de la région réfutent cette accusation. Certaines victimes ont perdu la vie « non pas à cause des balles des forces de sécurité mais des bombes que des manifestants avaient sur eux et qui ont explosé », assure le porte-parole, Nigussu Tilahun.

Un des patients de Dereje a bien reçu une balle dans l’aine. Sur le smartphone du médecin, une vidéo amateur renseigne sur la violence de la répression : une femme gît sur le sol dans une mare de sang, le sac à main intact ; un jeune homme est sur le ventre, des morceaux de cervelle hors du crâne. « Bloody Sunday », crache-t-il. Dimanche de sang.

Tous les prénoms ont été modifiés.

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Durée : 04:05