C’est l’un des premiers effets de la tentative amorcée de réconciliation entre la Russie et la Turquie : lors de leur entrevue mardi 9 août à Saint-Pétersbourg, les présidents Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont annoncé leur intention de relancer le projet de gazoduc russo-turc TurkStream « le plus vite possible », selon les dires du président turc. Stratégique pour les deux pays, le projet avait été mis de côté par Ankara en novembre dernier, à la suite de l’incident du SU-23 abattu par les forces turques. Après le coup d’Etat avorté du 15 juillet, M. Erdogan, critiqué par les Occidentaux pour les purges massives orchestrées dans son pays, en profite pour sortir de son isolement.

  • TurkStream, une façon de cogérer l’approvisionnement de l’Europe avec la Russie

Ce projet de gazoduc vient remplacer celui de South Stream, initié en 2007, qui prévoyait un acheminement du gaz russe vers le marché européen via la mer Noire, permettant ainsi de contourner l’Ukraine. Ce projet a reçu l’aval des autorités russes et turques, mais s’est heurté à la résistance de l’Union européenne (UE). La manœuvre russe consistait à priver l’Ukraine de la gestion de ses gazoducs, faisaint suite notamment à des désaccords survenus en 2006 sur les prix du gaz sur fond d’accusations de détournement de ces ressources.

Le projet TurkStream prévoit donc un approvisionnement du marché européen en gaz naturel russe, passant par le sol turc, à hauteur de 32 milliards de mètres cubes par an, s’ajoutant aux 150 milliards de mètres cubes desservant l’Europe aujourd’hui. Ce projet présente un double intérêt : côté russe, il permet d’intensifier la couverture des besoins européens en gaz (principalement pour l’Europe du Sud), octroyant ainsi à son géant Gazprom – qui prévoit d’atteindre les 730 milliards de mètres cubes de production annuelle à l’horizon 2020 – de nouvelles parts de marché, notamment face au concurrent algérien. 

Côté turc, l’accueil du gazoduc garantit des tarifs préférentiels, tout en offrant le contrôle d’une partie de l’approvisionnement gazier européen. Les deux parties sont donc gagnantes, l’une envisageant de nouveaux débouchés commerciaux, et l’autre prenant part à la gestion de ressources géostratégiques dont elle n’est pas un pays producteur.

De plus, ce projet concurrence le projet américain d’un gazoduc transatlantique (TAP), visant à alimenter l’Europe de l’Ouest, à l’heure où le gaz américain vendu en Europe est acheminé par bateau.

  • La Turquie se voit en plate-forme de transit

Le choix de la Turquie de prendre part au jeu énergétique régional – alors même qu’elle n’est pas productrice – s’inscrit dans une stratégie globale, amorcée en 2011, visant à multiplier les partenaires fournisseurs. La manœuvre vise à faire baisser la facture énergétique turque, à offrir une indépendance énergétique à la Turquie (dépendant actuellement à 80 % du gaz russe) et à endosser un rôle de pivot entre les réserves d’hydrocarbures russes et moyen-orientales à l’Est, et les marchés européen et à terme nord-africain à l’Ouest. En somme, profiter de sa géographie pour accueillir des routes d’approvisionnement concurrentes.

Cette stratégie axée autour des mers Noire et Caspienne, englobe également les voisins du Sud. Ainsi, la Turquie s’attelle à développer un réseau de gazoducs avec ses voisins producteurs à destination de l’Europe.

  • Multiplication des projets régionaux

En 2011, la Turquie amorce ce processus de coopération régionale. Elle signe des accords portant les projets South Stream en partenariat avec la Russie et l’UE ; et TANAP, gazoduc transanatolien élaboré avec l’opérateur national azéri SOCAR, vers la Géorgie puis l’Europe. A la suite de ces projets, de nombreux autres furent proposés par les pays producteurs voisins afin de raccorder leurs réserves géostratégiques au réseau de gazoducs en direction de l’Europe.

Parmi ces projets parallèles, deux furent sérieusement envisagés : l’un reliant le Qatar à la Turquie en passant par l’Arabie saoudite et la Syrie, et l’autre, reliant l’Iran à la Turquie via l’Irak et la Syrie. Seul le second est susceptible de voir le jour. En effet, la Syrie aurait tranché en faveur du projet iranien – parfois qualifié de « gazoduc chiite » – tandis que l’Arabie saoudite aurait refusé dès 2010 au Qatar de rallier l’Europe, pour des raisons évidentes de concurrence.

Au Sud, un autre projet concurrent se dessine autour du champ gazier Léviathan (238 milliards de mètres cubes), exploité par Israël. La Russie se propose de racheter 30 % des réserves gazières afin de renforcer ses parts de marché, tout en évitant l’apparition d’un nouveau concurrent sur les deux marchés qu’elle convoite : l’Europe et l’Afrique du Nord – par ailleurs déjà concurrentielle du fait de la présence des producteurs algériens et égyptiens.

  • La participation incertaine des Européens

Quant à la réalisation du TurkStream, la Russie s’est engagée – par l’intermédiaire de Gazprom, qu’elle possède à 50,1 %, à en financer la majeure partie jusqu’aux portes de l’Europe. Une fois sur le sol européen, c’est aux grands groupes européens tels que Engie, Shell, OMV, BASF ou encore E.ON qu’il appartiendra de développer et d’entretenir le réseau de gazoducs desservant l’Europe tout entière.

Cette perspective préfigure donc d’importants contrats pour ces exploitants à condition que l’Union européenne soutienne ce projet. Au lendemain de la crise ukrainienne, plusieurs membres de l’UE avaient demandé à ce que South Stream soit bloqué par l’Union.

Pour cette raison, Vladimir Poutine a pris soin de nuancer les propos de son homologue turc, déclarant que la partie européenne du gazoduc ne verrait le jour que dans la mesure où Bruxelles donnerait par écrit un statut prioritaire au projet.

Les Européens peuvent le voir comme une opportunité de développement commercial et industriel. Ils savent aussi que sa réalisation les exposerait sur deux fronts. Face à Moscou, l’UE abandonnerait l’Ukraine dans son bras de fer avec le Kremlin, ne pouvant plus invoquer la nécessité du transit du gaz à destination européenne par l’Ukraine. Et elle prêterait davantage le flanc aux pressions venues d’Ankara.