Un béluga vient observer la caméra du navire de la navigatrice Hayley Shepard. | AP

Les images sont souvent imprécises, la qualité laisse à désirer et il peut se passer plusieurs minutes sans que rien de notable n’apparaisse à l’écran. Et pourtant, ce sont près de 2 500 internautes qui se réunissent chaque jour sur le site de Explore.org pour suivre, en direct, les expéditions de Hayley Shepard, infatigable aventurière, navigatrice des eaux polaires et capitaine d’un navire, surnommé le Beluga Boat, au centre d’une expédition scientifique sur ces cétacés.

Deux caméras, une sur le pont et l’autre immergée, toutes deux contrôlées par un opérateur depuis la terre ferme, retransmettent les sorties du navire dans l’estuaire de la baie d’Hudson, au Canada. Malgré quelques inévitables lacunes techniques, les vidéos sont incroyables : les bons jours, on peut voir des centaines de bélugas nageant joyeusement autour du navire. Les entendre, aussi : ces cétacés sont capables de produire un vaste éventail de sons, du caquètement au sifflement, ce qui leur a valu le surnom de « canaris de mer ».

« Ils s’approchent du bateau et le suivent, c’est eux qui le souhaitent, déclare la navigatrice, citée par l’agence de presse AP. Nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à eux et de naviguer à leurs côtés. » Aussi curieux que pacifiques, ces mammifères marins, qui peuvent mesurer jusqu’à 6 mètres de long, viennent paisiblement parader devant la caméra, l’inspectent de près et la mordillent à l’occasion.

Mystère de la migration estivale

Ces images précieuses font partie d’un projet scientifique mené par les organisations non lucratives Explore.org et Polar Bear International ainsi que le voyagiste Frontiers North Adventure. Des consignes sont données aux spectateurs afin qu’ils apprennent à différencier les mâles des femelles, et le site leur offre la possibilité de prendre des « snapshots », des photos capturées d’après les images diffusées. Depuis le 15 juin, plus de 16 000 photos ont été prises par la seule caméra sous-marine du bateau des bélugas, ce qui constitue une base de données non négligeable pour les chercheurs. Sur les meilleurs clichés, on peut distinguer des marques sur le corps des individus qui permettent de les identifier.

Les observations ont notamment pour but d’identifier le sexe des bélugas, qui ne peut être déterminé que lorsqu’ils pirouettent et révèlent leur ventre. Des informations qui permettront d’étudier la structure sociale des animaux, de mieux comprendre leur comportement et de lever le voile sur le mystère de leur migration estivale.

Pourquoi environ 3 000 bélugas parcourent jusqu’à 800 km pour venir dans les estuaires de la baie d’Hudson, au Canada ? Pourquoi certains individus – de même âge et de même sexe – se retrouvent-ils systématiquement à la même heure et au même endroit ? Mieux appréhender ces questions peut également aider à mieux protéger cette espèce dont l’écosystème est menacé à cause du changement climatique.

L’ancien chercheur québécois Pierre Richard, désormais retraité, a étudié pendant trente ans les mammifères marins d’Arctique et a formulé deux hypothèses qui, si elles font consensus auprès de la communauté scientifique, n’ont pas encore pu être vérifiées.

La première est que les bélugas viennent profiter d’une eau douce plus chaude que les eaux arctiques pour effectuer leur mue. De nombreux morceaux de peau retrouvés dans l’estuaire peuvent venir la corroborer. La seconde suggère qu’ils fuient leurs prédateurs, les ours blancs et les orques. En effet, si leur peau blanche leur permet de se camoufler dans la banquise l’hiver, ce subterfuge ne leur est d’aucun recours l’été lorsque la glace est partiellement fondue. La véritable explication réside probablement dans une conjonction de facteurs, explique Pierre Richard : « Comme c’est souvent le cas avec la science, quand on pose une question simple, on obtient une réponse complexe en retour. »

Capture-écran d’une famille de béluga, réalisée par une internaute sur le site Explore.org. | Explore.org

Engouement pour les sciences participatives

Depuis 2012, le site Explore.org propose d’observer en direct sur Internet des animaux sauvages filmés par plus de 250 caméras à travers le monde. Morses, ours, pandas, tigres ou aigles sont ainsi mis à portée de clic. L’engouement pour le site s’explique aussi par son aspect communautaire : les commentaires abondants se répondent entre eux, on compare ses snapshots avec ceux de son voisin et des rendez-vous sont fixés pour les prochaines diffusions.

Faire participer des amateurs à des recherches scientifiques est une pratique en plein essor depuis le début des années 2000. Les sciences participatives, ou « crowdsourcing », reposent sur le principe que pour certaines tâches, les cerveaux humains valent mieux que les ordinateurs.

Ainsi, pléthore de sites Internet et d’applications proposent aux volontaires de participer à divers travaux scientifiques. En 2011, grâce aux 250 000 internautes qui se sont essayés au jeu Fold.It, la structure tridimensionnelle d’une enzyme liée au sida du singe, énigme qui tenait les scientifiques en échec depuis une dizaine d’années, a pu être retrouvée en quelques semaines.

Compter les oiseaux, les papillons, les étoiles, repérer la déforestation, chercher des signes de vie dans l’espace ou identifier les bélugas : les moyens de faire avancer la recherche durant son temps libre sont aujourd’hui légion.