Un supermarché sur l’avenue des Amériques, dans le quartier de Barra da Tijuca, dans l’ouest de Rio. | VINCENT CATALA POUR "LE MONDE"

Franchir le portail rouillé de l’avenue des Amériques est le premier obstacle. Le second barrage s’appelle Raimundo Limasa. Un gaillard venu du Ceara, la partie la plus aride du Brésil. Voilà plus de vingt ans que l’homme bougon et trapu protège des squatteurs la carcasse décatie d’une tour circulaire, la tour H, sise au milieu d’un terrain vague. Tel un Giovanni Drogo dans son désert des Tartares, Raimundo Limasa s’ennuie : une seule « attaque » en vingt-quatre ans, par des « gens normaux », dit-il.

C’est dans ce territoire abandonné qu’est né Barra da Tijuca, quartier de la zone ouest de Rio de Janeiro, qui abrite le village olympique et une grande partie des épreuves des Jeux. Symbole d’une utopie avortée, la tour de plus de trente-huit étages a été dessinée par l’architecte Oscar Niemeyer. Après avoir « fait » Brasilia, capitale bâtie ex nihilo à la fin des années 1950, l’amoureux du béton et le génie des courbes avait été appelé par son ami l’entrepreneur Mucio Athayde, propriétaire de milliers d’hectares dans cette zone qui n’était alors que friches, carrières de sable et lagunes.

Tous deux rêvent de fonder là un autre Rio, vertical et élégant. « Oscar pensait que le vide était aussi important que le bâti. Il a proposé de faire cinquante tours très espacées », explique son arrière-petit-fils Paulo Sergio Niemeyer, lui aussi architecte et désigneur. Les immeubles à l’identique, rangés par ordre alphabétique, seront composés d’appartements en modules. Chaque étage se découpe à la façon d’une pizza, le propriétaire pouvant selon ses besoins ou sa fortune faire l’acquisition d’un ou plusieurs modules.

Le « Miami de Rio de Janeiro »

Mais, très vite, les relations entre les deux hommes se tendent. L’argent et la spéculation l’emportent sur l’esthétique et l’idéal architectural. Ce n’est plus cinquante tours mais soixante et onze qu’il faut construire. Par souci d’économies, les fenêtres en sont rétrécies. Oscar Niemeyer se froisse. Un premier immeuble s’érige près de la mer. Un deuxième un peu plus loin puis un troisième, la tour H. Celle-ci ne sera jamais achevée (même si les appartements ont été vendus) à la suite de la faillite douteuse de l’entreprise immobilière de M. Athayde. Au sommet de l’édifice abandonné, Paulo Sergio Niemeyer enrage. « Et voilà, ils ont fait cette porcherie », dit-il désignant la forêt d’immeubles et la deuxième tour aboutie de son arrière-grand-père aux vitres minuscules.

Paulo Sergio Niemeyer, architecte et petit-fils d'Oscar Niemeyer, le 23 juilet, dans la tour H. La construction de l’édifice, dessiné par son grand-père, ne sera jamais achevée à la suite de la faillite du promoteur immobilier. | VINCENT CATALA POUR "LE MONDE"

Par dépit, Gilberto Vicente Macillo, acteur de 77 ans et propriétaire floué de l’appartement 2902 de la tour H, en a acheté un autre dans la tour voisine et rend régulièrement visite à Raymundo Limasa sur son terrain vague, espérant une issue aux poursuites judiciaires en cours. « A l’époque c’était une chose extraordinaire. C’était la modernité ! », raconte-t-il.

Dans la tour H, à Barra da Tijuca. | VINCENT CATALA POUR "LE MONDE"

Un regard cruel, mâtiné de regret sur cette zone que les Cariocas ont rebaptisé le « Miami de Rio de Janeiro ». A plus de vingt kilomètres du centre de la Cité merveilleuse, le quartier célèbre la toute-puissance de l’automobile et voue une admiration à une certaine idée de l’« American way of life », illustrée par les « shopping mall » gigantesques et les rangées de copropriétés ultrasécurisées. Là se retrouve la classe moyenne, chassée du centre-ville par la spéculation immobilière, la petite et haute bourgeoisie et quelques célébrités en quête de discrétion.

Nature bafouée

Coincée entre la plage et la montagne, la nature y a perdu ses droits. Elle fut encore bafouée lorsque fut décidée, malgré les protestations des défenseurs de l’environnement, la construction du golf olympique au sein d’une réserve naturelle. Une polémique qui a davantage encore associé Barra à un ghetto de riches sans conscience ni culture.

L’endroit est celui « du paraître plutôt que de l’être »

« Les gens de la zone sud [Ipanema, Leblon et Copacabana] ont beaucoup de préjugés. On dit que Barra est un endroit de parvenus », raconte Tatiana Grimberg, ex-publicitaire de 42 ans, reconvertie dans l’astrologie et qui habite une copropriété sur l’avenue des Amériques. Fine blonde à l’allure de femme d’affaires occupée, la jeune divorcée reconnaît que l’endroit est celui « du paraître plutôt que de l’être ». Ici ne logent ni l’élite intellectuelle ni l’aristocratie, mais une fortune plus neuve de Brésiliens « qui ne sont pas nés avec une cuillère en argent dans la bouche », dit-elle.

Tatiana Grimberg dans son appartement. L’ancienne avocate, aujourd’hui astrologue, habite dans la partie la plus huppée de Barra da Tijuca. | VINCENT CATALA POUR "LE MONDE"

Tatiana Grimberg aime Barra, où habitent la plupart de ses amies. Elle se divertit dans les centres commerciaux climatisés ou à la plage où elle se rend en voiture. Et plus que tout, elle apprécie sa copropriété « fermée, avec une piscine, une boulangerie, une salle de sport », énumère-t-elle. « Quand j’ouvre la fenêtre, je vois la nature. »

La ligne 4 du métro de Rio, qui relie Barra aux plages de Leblon, d’Ipanema et de Copacabana, inaugurée in extremis avant l’ouverture des Jeux, changera peut-être le quotidien de Tatiana Grimberg. Mais la jeune femme avoue ne ressentir ni le besoin ni l’envie de s’échapper de son îlot américanisé.

« Espaces monosociaux »

Le quartier, fait d’une succession d’espaces fermés répondant à la quête d’un entre-soi d’une bourgeoisie affolée par la violence des favelas, consterne les urbanistes progressistes, tel Geraldo Moura. Dans un entretien accordé le 2 août à la version brésilienne du quotidien El Pais, M. Moura appelle à cesser la construction de « ville fortifiée » et la « prolifération des copropriétés » :

« La copropriété entrave la construction des infrastructures de transport et isole des quartiers en espaces monosociaux éloignant les classe sociales les unes des autres, rendant la ville plus inégalitaire. »

L'avenue des Amériques, paysage urbain typique de Barra da Tijuca. | VINCENT CATALA POUR "LE MONDE"

Barra est un autre Rio. Le « nouveau Rio », pensent nombre d’hôteliers qui ont trouvé sur la côte l’espace manquant le long des plages d’Ipanema et de Copacabana pour des complexes luxueux. C’est ici que doit rouvrir un hôtel de cent soixante-dix chambres de la chaîne Trump, entreprise du milliardaire et candidat du Parti républicain à l’élection présidentielle américaine. Non loin vient aussi de s’ériger, face à la mer, le grand hôtel Hyatt. Un immense 5-étoiles qui s’étale sur quelque 60 000 mètres carrés.

« Barra est en plein essor. Il y a ici les plus belles plages de sable blanc. Sans pollution. L’hôtel est ouvert sur la nature et il n’y a pas de favelas, dit Christophe Lorvo, directeur de l’hôtel. Tout le monde adore le centre de Rio, le littoral de la zone sud [Ipanema, Copacabana], mais les gens qui ont de l’argent sont maintenant à Barra. »