ALINE ZALKO

Lorsqu’on interroge aujourd’hui les témoins des Rencontres d’Arles de 1987, qui assistèrent à la projection de l’œuvre la plus célèbre de Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency, au Théâtre antique, les souvenirs divergent. A l’époque, la forme étonne – une projection d’images de 45 minutes sans commentaire, en musique – autant que le contenu –, une traversée crue, tendre et violente de la vie intime de l’auteure dans le New York des années 1970.

Une soirée houleuse

« Je ne me souviens pas qu’il y ait eu beaucoup de contestation, indique Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson. Il faut dire que j’adorais tellement son travail, je n’ai peut-être pas fait attention. » Le photographe Jean-Claude Gautrand se remémore au contraire une soirée houleuse. « Ça a râlé. Il faut dire qu’à l’époque, Arles, c’était la bataille d’Hernani tous les soirs ! Mais Nan Goldin, ça n’a pas été le pire des tohu-bohu, parce que beaucoup de gens étaient déjà partis. »

Ce qui met tout le monde d’accord, c’est le déroulement chaotique de l’événement. Dans les années 1980, le travail de Nan Goldin circule à New York dans un petit cercle de connaisseurs : les photos de sa « tribu » new-yorkaise, entre amour, amitié, art, violence, sexe et drogue, ont été projetées à la biennale du Whitney Museum of Art en 1985 et publiées dans un livre chez Aperture. Mais en Europe, elle est alors quasiment inconnue. François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles à l’époque, assiste en 1986 à une projection dans les locaux de l’éditeur.

« Sa projection durait une heure et demie, je lui ai suggéré de la réduire en enlevant les images de drag-queens. » François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles

Et il est emballé : « Elle était là avec ses paniers de diapos, les images défilaient dans la fumée de cigarette au rythme des crooners, d’Aznavour à Sinatra… » Il lui propose de la présenter au festival de photographie d’Arles, avec des modifications : « Sa projection durait une heure et demie, je lui ai suggéré de la réduire en enlevant les images de drag-queens qui s’intercalaient au milieu. Je lui ai aussi dit qu’à Arles, les carrousels de diapos qu’on charge à la main, ça n’était pas possible. » Nan Goldin a d’abord tiqué, comme elle l’a raconté au Vogue américain en 2015 : « Il faut être gonflé pour demander à un artiste de modifier son œuvre – et à l’époque j’ai piqué une crise. Mais je l’ai fait. Et c’était une idée brillante de sa part. »

Sauf que, lorsqu’elle arrive à Paris en juin 1987 – trois jours avant le festival, cinq avant la projection –, rien n’est prêt. « Elle a débarqué avec une cassette audio de 45 minutes de musique, et une valise entière pleine de diapos qu’elle a déversées sur le sol !, raconte François Hébel. J’ai annulé tous mes rendez-vous et on s’est enfermés dans une chambre d’hôtel pour travailler. Ça a rendu mon équipe totalement dingue, l’attachée de presse hurlait tous les jours au téléphone. »

Trois jours en apnée, sans sommeil, « dans une ambiance totalement rock’n’roll », où l’alcool coule à flots, raconte François Hébel, qui ne sortait « que pour le ravitaillement ». Mais une expérience intense et inoubliable : « J’aimais sa folie, sa sensibilité et son intelligence. » Lorsque le temps imparti est écoulé, le contrat est rempli : une projection de 50 minutes, cohérente et fluide. « En revanche, la chambre d’hôtel du Quartier latin, qui venait juste d’être refaite, était complètement détruite. Elle avait notamment écrit sur les murs », se souvient, encore gêné, François Hébel, qui s’est fait passer « un sacré savon » par l’hôtelier.

« Les couleurs hésitantes, les images déjantées et provocatrices ont dérouté. Les photos mal cadrées, le bougé, elle s’en fichait ! » Jean-Claude Gautrand, photographe

A Arles, la tension est forte : Le Monde, sous la plume de Patrick Roegiers, a annoncé sa projection comme « l’événement du festival ». Et les « classiques » l’attendent de pied ferme. « Les couleurs hésitantes, les images déjantées et provocatrices ont dérouté, explique Jean-Claude Gautrand. Les photos mal cadrées, le bougé, elle s’en fichait complètement ! Pour nous, la photo, c’était fait pour regarder les autres, pas pour se regarder soi. On n’était pas habitués à autant d’autobiographie. » Pour autant, selon François Hébel, le vrai scandale avait eu lieu l’année précédente : avec son programme Rock et Photo, destiné à s’ouvrir à d’autres pratiques, il avait exposé à Arles des affiches, des clichés publicitaires, de la photo de mode… provoquant la démission de la moitié du conseil d’administration.

L’accrochage de l’exposition Goldin, qui accompagne la projection, est aussi compliqué. Car l’artiste est déjà telle qu’on la connaît : ultrasensible, angoissée, velléitaire. « On a monté l’exposition à minuit, se souvient Robert Pledge, directeur de l’agence Contact, qui donnait un coup de main. Elle devait venir superviser… Elle ne s’est jamais montrée ! » La projection au Théâtre antique, elle, est catastrophique : « On lance la musique et les images, relate François Hébel. Et là… rien n’est dans le bon ordre ! Il faut tout arrêter. » La panne se prolonge, le public finit par se disperser. « Ça nous a pris deux heures pour refaire tous les branchements. Nan était très malheureuse. » Quand enfin tout est prêt, il n’y a plus personne sur les gradins de pierre. Qu’à cela ne tienne : « Tous les gens du festival sont allés rameuter ceux qui buvaient des coups place du Forum. »

Un succès décuplé par la tension

Il est minuit lorsque la projection démarre. Et le miracle se produit. « Il y a eu une vraie ovation, raconte François Hébel. Le succès a été décuplé à cause de la tension. » Les ressentiments se diluent dans une coupe de champagne. Mais tout n’est pas encore fini. En plein milieu de la nuit, Nan Goldin appelle, paniquée : « On a essayé de me tuer ! » Une discussion avec un spectateur très critique a viré à l’aigre. Le directeur du festival vient calmer les esprits, et tout le monde rentre se coucher.

La suite s’écrit de façon plus calme. Le succès de La Ballade se répand, on la demande partout. Nan Goldin ne cessera jamais d’y ajouter des photos pour mettre son œuvre à jour, mais gardera le format de 50 minutes et la bande-son tels quels. Bientôt, elle adapte l’installation audiovisuelle sous forme de tirages, négociés à prix fort. « C’est elle qui est devenue un classique ! », dit en rigolant Jean-Claude Gautrand.

Pour les 40 ans des Rencontres, en 2009, Nan Goldin est revenue avec sa Ballade au Théâtre antique, accompagnée d’un live du trio londonien The Tiger Lillies. Cette fois sans raté.