Par Jean-Michel Tobelem, docteur en sciences de gestion, professeur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Si l’on se réfère aux objectifs fixés au Louvre-Lens par ses promoteurs (Etat et Région Nord- Pas-de-Calais) – à savoir la démocratisation culturelle et le développement local –, on peut évoquer la possibilité d’un échec : la fréquentation est en diminution malgré la gratuité du parcours permanent ; les expositions temporaires attirent de moins en moins ; la stratégie touristique apparaît encore en devenir ; l’impact économique est décevant. Quant à l’implantation – contestée – des réserves du musée du Louvre à proximité du site du Louvre-Lens (qui n’a pas de collections en propre), elle ressemble à une fuite en avant.

Ce constat tient à un ensemble de facteurs de risque que les promoteurs du projet ont peut-être sous-estimés, escomptant un « effet Bilbao » (du nom de l’effet attribué au musée Guggenheim sur son territoire) pour lequel les conditions n’étaient en réalité pas réunies. Or ces points de vigilance avaient été mis en évidence avant même l’ouverture de l’équipement.

Les raisons de cette situation paraissent être les suivantes.

1. Une ville à l’attractivité réduite : ce n’est pas faire injure au bassin de Lens-Liévin que de constater que ses attraits culturels, patrimoniaux et touristiques sont limités aux yeux de nombre de visiteurs potentiels.

2. Une localisation excentrée du musée : plutôt que de favoriser une implantation en centre-ville, le choix a été fait de l’en déconnecter, entraînant la nécessité d’une navette depuis la gare, ce qui contribue à la perception d’une institution « hors-sol ».

3. Une architecture peu démonstrative : alors que le musée Guggenheim de Bilbao est considéré comme un chef-d’œuvre de l’architecture du XXe siècle, le bâtiment de l’agence Sanaa ne permet pas de susciter la venue de flux de visiteurs additionnels.

4. Un concept muséal peu convaincant : la « galerie du temps » n’illustre-t-elle pas les hésitations qui ont conduit à l’adoption d’un parti pris muséographique suscitant un intérêt avant tout théorique, car fondé sur la juxtaposition d’œuvres de périodes et de provenances différentes censées dialoguer entre elles ?

5. Des expositions pour spécialistes : ces dernières s’apparentent aux manifestations présentées à Paris au musée du Louvre ou encore au Grand Palais, sans prise en compte suffisante de l’environnement dans lequel le musée s’insère ; n’était-ce pourtant pas l’occasion de s’interroger sur le sens de l’implantation du musée au cœur du bassin minier ?

6. Un manque d’innovation muséographique et éducative : alors que le musée devait représenter une plate-forme d’innovation, on ne constate dans la pratique aucune approche particulièrement nouvelle ou créative, notamment dans l’ambition de toucher de nouveaux publics.

7. Une incapacité à atteindre les milieux populaires : les études sociologiques montrent que le musée n’est pas parvenu à attirer des visiteurs présentant un profil radicalement différent du public habituel des musées et des monuments (avec moins de 3 % d’ouvriers).

8. Une politique touristique à l’échelle de la destination encore en devenir : contrairement aux espérances de ses promoteurs – escomptant probablement que l’implantation du musée suffirait à provoquer un essor touristique notable – l’absence d’infrastructures hôtelières adaptées à la demande des touristes et des retards dans l’essor d’une stratégie de développement touristique favorisent en réalité plutôt les villes voisines de Lille ou d’Arras, mieux équipées dans ce domaine.

9. Un impact limité sur l’économie locale : s’il ne fait guère de doute que cet investissement coûteux constitue un atout pour susciter la venue d’investisseurs, du moins en termes d’image, les retombées en termes d’emplois et de création d’activités nouvelles demeurent encore modestes à ce jour.

10. Des effets négatifs sur le tissu muséal régional : de nombreux acteurs locaux estiment que la création du Louvre-Lens s’est faite au détriment du financement des quelque 40 musées existants bénéficiant de l’appellation Musée de France dans la région Nord - Pas-de-Calais (qualifiée désormais de… « région des musées »). Le Louvre-Lens n’est ainsi pas en mesure de jouer pour l’instant un rôle de « locomotive » pour ces derniers.

« Eléphant blanc »

Comment en est-on arrivé là ? Les équipes du Louvre disposaient-elles d’une familiarité suffisante avec les problématiques du développement culturel territorial pour éviter des erreurs de conception ? Les collectivités territoriales concernées n’ont-elles pas manqué de prudence en déléguant nombre de décisions stratégiques à des responsables qui n’avaient pas nécessairement les mêmes priorités que les autorités régionales en termes de développement local ?

Quoi qu’il en soit, dès lors que cet équipement existe et que plus de 300 millions d’euros ont été dépensés jusqu’à présent, l’intérêt public commande d’éviter qu’il devienne un « éléphant blanc ». Notre expérience de situations comparables, en France et à l’étranger, montre que les axes de solution reposent probablement sur les éléments suivants :

1. Ancrer davantage le musée dans son environnement en s’appuyant sur le patrimoine minier (classé au patrimoine mondial de l’Unesco) et sur les sites de mémoire liés aux conflits mondiaux (qui attirent de nombreux touristes français et étrangers).

2. Repenser la stratégie de médiation.

3. Travailler en réseau avec les musées de la région.

4. Faciliter la liaison avec la métropole lilloise.

5. Et mettre en place une véritable stratégie de développement territorial.

Jean-Michel Tobelem, docteur en sciences de gestion, est professeur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Dernière publication : La Culture pour tous. Des solutions pour la démocratisation ? (Fondation Jean-Jaurès, 2016).