C’est l’histoire d’un projet éducatif privé et low cost pour l’Afrique qui a emballé les investisseurs les plus prestigieux de la planète. Et qui a parfois déçu là où il a ouvert des écoles. Au point que l’Ouganda a décidé, le 9 août, de fermer dès septembre les 63 crèches et écoles primaires de la société Bridge International Academies (BIA), fréquentées par 12 000 enfants à travers tout le pays.

Le dépliant publicitaire était pourtant alléchant. Pour 6 dollars (5,30 euros) par mois, cette entreprise dont le budget en 2013 était de 11 millions de dollars, qui se dit « sociale », a ouvert depuis 2009 plus de 400 écoles sur le continent et annonce sa prochaine implantation en Asie. Il s’agit, selon ses termes, de « donner la chance à tous les enfants d’avoir accès à un enseignement de haute qualité, peu importe le revenu de leur famille ».

Leçons standardisées

Fondée au Kenya par un couple d’étudiants américains sortis de Harvard et par un diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’académie a reçu le soutien financier de nombreux actionnaires, dont Bill Gates, à titre privé, et les patrons de Facebook, Mark Zuckerberg, et d’eBay, Pierre Omidyar, au travers de leurs fondations respectives. En 2014, la Banque mondiale, via IFC, sa filiale pour le secteur privé, a injecté 10 millions de dollars dans le projet.

Les méthodes et les infrastructures de BIA ont pourtant provoqué une levée de boucliers chez nombre d’ONG et de syndicats d’enseignants africains qui ont protesté en mai 2015 par une lettre ouverte contre le soutien apporté par la Banque mondiale. En Ouganda, le ministère de l’éducation a rédigé un rapport qui accuse BIA de négliger les normes nationales dans le but de générer plus de profits avec « des conditions d’hygiène et de sécurité médiocres […] mettant en danger la vie et la sécurité des enfants ».

Le rapport, discuté au Parlement ougandais, accuse les enseignants de BIA d’incompétence. Ils assurent les cours dans des classes de cinquante, parfois soixante élèves, à l’aide d’une seule tablette numérique sur laquelle déroule un programme entièrement conçu par BIA. La méthode consiste à faire apprendre par cœur des leçons standardisées. Un enseignement « contre-productif », selon le gouvernement ougandais, qui estime que « les supports pédagogiques utilisés ne peuvent pas encourager l’interaction entre les enseignants et les élèves ».

Dans un communiqué publié au soir du 9 août, juste après la décision de fermeture annoncée au Parlement, la Bridge International Academies a démenti ces accusations et rappelé que ses écoles permettaient de scolariser 12 000 enfants et d’employer 800 personnes en Ouganda. Et l’entreprise de citer l’un de ses enseignants, Patrick Mutegeki : « Les élèves de Bridge [BIA] au Kenya ont 40 % de chances de plus que la moyenne de passer leurs examens (…) et ont accédé aux meilleures écoles secondaires au Kenya et aux Etats-Unis. Je veux la même chose pour les enfants ougandais. »

Sous-traiter l’éducation

Derrière ce bras de fer entre réseau privé d’écoles d’inspiration anglo-saxonne et Kampala, on retrouve deux figures féminines que tout oppose. D’un côté, Janet Museveni, 68 ans, ministre de l’éducation et des sports, et accessoirement épouse du président ougandais, Yoweri Museveni, 72 ans, qui cumule plus de trente ans au pouvoir, réélu en février pour un nouveau mandat de cinq ans. La ministre s’est personnellement impliquée avec des interventions au Parlement très véhémentes contre la société éducative basée à Nairobi.

De l’autre, une figure célébrée par le monde de la philanthropie et du capitalisme social : Shannon May, Américaine de 39 ans, diplômée de Berkeley et Harvard, résidant au Kenya, fondatrice de BIA avec son mari, Jay Kimmelman, et leur collègue Phil Frei. En 2015, la lauréate des WISE Awards a également été distinguée par la Schwab Foundation for Social Entrepreneurship du fondateur du Forum de Davos, Klaus Schwab.

En quelques années, après le Kenya, BIA s’est implantée au Nigeria, au Liberia et en Ouganda. Ses écoles, toutes bâties sur le même modèle avec des matériaux légers, s’adaptent aisément aux zones rurales et aux quartiers pauvres des villes. D’ici 2025, la Bridge International Academies ambitionne d’accueillir 10 millions d’enfants à travers une douzaine de pays. En Inde, la première école privée low cost de la BIA doit ouvrir ses portes en septembre.

L’expansion rapide du réseau Bridge ne fait donc pas l’unanimité. Dans leur lettre ouverte de mai 2015 à Jim Yong Kim, le président de la Banque mondiale, une centaine d’ONG dénonçait cette éducation privée de moindre qualité qui a gagné l’Ouganda et le Kenya. « La Banque mondiale ne mettra pas fin à la pauvreté en promouvant les écoles privées à bas coût », ont estimé les auteurs, inquiets de la montée des inégalités liée à la privatisation de l’éducation. Au printemps, lorsque le Liberia avait annoncé un partenariat avec BIA, les signataires hétéroclites de la lettre ouverte avaient reçu un soutien de poids : Kishore Singh, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’éducation, jugeant « inacceptable » de sous-traiter l’éducation au Liberia. « De tels arrangements représentent une violation flagrante des obligations internationales du Liberia en vertu du droit à l’éducation », a-t-il déclaré.

Bridge International Academies, de son côté, est encore sous le coup de la fermeture annoncée de ses établissements en Ouganda, une première dans son parcours jusque-là jalonné de succès. « Nous attendons de recevoir le rapport examiné par le Parlement [ougandais], a déclaré Michael Kaddu, l’un des responsables de BIA dans le pays. Nous avons travaillé main dans la main avec le ministère pour toujours donner la priorité aux besoins des enfants et résoudre rapidement les problèmes qui nous seraient signalés. »