L’insousciance de la jeunesse malienne photographiée dans les années 1960 par Malick Sidibé. | Malick Sidibé

Né dans un bidonville de Djibouti-ville au mitan des années 1960, mes premières impressions artistiques sont liées à la photographie, juste après la littérature découverte à l’école et bien avant le cinéma ou la peinture. Que sont nos photographes de quartier devenus ? Cette question est loin d’être rhétorique. En Afrique et même ailleurs dans le monde, elle a un caractère tangible, teinté de nostalgie. Elle trimbale son lot de souvenirs comme autant de petites madeleines proustiennes.

Mon pays était encore colonisé. Mes premiers héros ? Des photographes de quartier. Appareil dans une main, stylo dans l’autre, ils tenaient un petit salon composé d’une pièce pourvue d’un minuscule local servant de chambre noire. Adolescent, j’ai tenu la caisse du studio photo Warya Photo qui appartenait à deux de mes multiples oncles maternels. Ali, le plus jeune, était photographe le jour et militant indépendantiste la nuit.

Dans le studio de mes oncles

Il m’expliquera plus tard qu’il n’avait pas hésité longtemps avant de choisir son camp. Il avait le sang chaud, le joug colonial lui était insupportable, la clandestinité ne l’effrayait pas. Et enfin le passage de la frontière somalienne toute proche n’était pas un obstacle majeur. Alors qu’il devait participer à une opération d’envergure en février 1976, un mouchard (c’est bien le terme en usage à l’époque) mit fin à son militantisme en livrant son identité à la redoutable police. Quelques jours plus tard, j’accompagnai ma mère quand elle lui rendit visite à la sinistre prison de Gabode et où, aujourd’hui encore, les opposants au régime dictatorial et néocolonial d’Ismaël Omar Guelleh continuent d’éprouver dans leur chair supplices et souffrances.

Marqué par cette expérience, mes souvenirs de cette époque sont mi-sombres mi-lumineux. Meetings politiques, événements sportifs, mariages, anniversaires, rien n’échappait à l’œil exercé de mes deux oncles Farhan et Ali. Il y a plus de trente ans que le studio photo a disparu. A l’heure du numérique, il m’arrive de me demander où est partie la mémoire de tous ces photographes ? Qui a su ou pu conserver l’archive de nos petites ou grandes manifestations de vie ?

Avant les selfies et Instagram

La magie opérait chez ces artisans qui n’avaient pourtant cette prétention artistique qui mine leurs petits-enfants. Et pour cause, les photographes de quartier ne se prenaient pas pour des esthètes, ils se contentaient d’exécuter les commandes diverses et variées : photos d’identité, portraits de famille, médaillons représentant un couple d’amoureux ou un grand notable, copies de clichés noir et blanc coloriés à la main ou scènes de la vie ordinaire. Ils savaient cependant immortaliser quelqu’un d’entier, avec son poids de dignité qu’on devine, par moments, dans la lueur tremblante de ses yeux.

L’humanité qui fréquentait ces salons – c’était le temps d’avant les selfies et les comptes Instagram – provenait de toutes les couches sociales : écoliers proprets à la veille de la rentrée, députés en campagne, jeunes filles en fleur, bébés dans les bras de leur jeune mère. Les policiers et les militaires, avec ou sans galon, toujours, s’y faisaient tirer le portrait tout comme l’éternelle équipe de football du quartier avec le gardien de but bien au milieu, le ballon dans les mains. Le décor était aussi immuable que dépouillé.

Illustres pionniers

Partout les mêmes rideaux un peu fanés, les mêmes pots de fleurs en plastique et au sol les mêmes linos à grands carreaux. Beaucoup de ces lieux de création ont disparu, à N’Djamena comme à Djibouti. Ceux encore en activité ne distillent plus le même parfum. Le temps est passé par là. Tout n’est pas perdu.

A l’échelle du continent africain, des grands artistes, souvent portraitistes et issus de cette tradition, à l’instar des Maliens Seydou Keïta et Malick Sidibé, ont été reconnus et montrés partout dans le monde. Et ce n’est que justice, car ils en ont fait tant et tellement pour imprimer sur la pellicule le clic-clac de la vie bamakoise. Seydou Keïta a plus d’un demi-million de prises de vues au compteur entre 1949 et 1962, l’année où il ferme son studio et devient le photographe officiel du gouvernement de Modibo Keïta.

De son côté, Malick Sidibé a ouvert son Studio Malick en 1958. Il fit passer dans la postérité la dolce vita et la jeunesse insouciante dopée à l’euphorie des « soleils des indépendances » pour paraphraser le défunt Ahmadou Kourouma. Tout semblait possible en ces temps-là. Les putschs, les sécessions et les dictatures militaires n’étaient pas encore à l’ordre du jour.

Trois jeunes Bamakois photographiés par Seydou Keïta dans les années 1950. | Seydou Keïta

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).