En mai 1991, le festival du Printemps de Bourges réunit dans la même conférence Juliette Gréco et les trublions de Suprême NTM, JoeyStarr et Kool Shen. Le groupe de rap « venu tout droit de la banlieue nord de Paris » est encore dans son jus, et vient à peine de sortir son brûlot, Le Monde de demain, trois longs couplets en flux tendu exprimant le malaise des quartiers sur une musique soul de Marvin Gaye. L’assistance, principalement des critiques musicales, qui qualifient pour certains ce rap de « prêchi-prêcha », s’attend donc à un choc des cultures.

A la surprise générale, Joey­Starr donne du « Madame » à Gréco, et cette dernière acquiesce à chacune de leurs interventions. Après une heure d’échange sur leur expérience commune de la censure, la chanteuse conclura : « Je me sens beaucoup plus proche de ces jeunes gens que de certains autres, qui prétendent continuer à défendre une soi-disant tradition française. »

Quinze ans plus tard, JoeyStarr publiera ses bans du rap avec la chanson dans son album solo Gare au jaguarr en référence au Gorille de Georges Brassens. Les ayants droit du chansonnier refuseront une adaptation du titre par le rappeur, qui sera obligé de retirer temporairement son album du commerce, pour le ressortir avec sa version du Métèque, de Georges Moustaki. Juliette Gréco, elle, convolera le temps d’un duo, Roméo et Juliette, avec Abd Al Malik qui, avec Gérard Jouannest, pianiste de Jacques Brel et mari de Gréco, travaille en 2006 sur l’album Gibraltar.

« La chanson était pourtant une évidence dans notre héritage culturel, seulement, cela n’a pas été relevé »
Oxmo Puccino

Depuis leurs premiers pas dans le paysage musical français, les artistes rap n’ont jamais caché leur amour pour la chanson et la variété française. Dès son deuxième album en 1994, Prose Combat, MC Solaar rappera les textes de son Nouveau Western sur le Bonnie and Clyde de Serge Gainsbourg. En 1995, dans le film La Haine, le DJ Cut Killer diffuse sur ses platines le refrain d’Edith Piaf « Non rien de rien, je ne regrette rien », pour appeler les jeunes à la rébellion.

Un an plus tard, Doc Gynéco demande dans son premier album : « Classez-moi dans la variété. » En 1998, il enregistre son deuxième disque, Les Liaisons dangereuses, chez les Rita Mitsouko, et invite Renaud pour Hexagonal, un des premiers duos d’une longue liste de croisements entre rap et variété : Johnny Hallyday et Ministère AMER, Patrick Bruel et La Fouine… « Renaud est un des premiers rappeurs français, résume Oxmo Puccino. Blouson en cuir, proche des voyous, il traîne dans la rue et a un rapport difficile à la France comme nous. » Dix ans plus tard, Booba échantillonne Mistral Gagnant pour raconter son enfance dans le titre Pitbull.

En 2000, Oxmo Puccino participe à la compilation L’Hip-Hopée, la grande épopée du rap français, où chaque rappeur doit reprendre un titre de chanson française qui l’a marqué, enfant. Diam’s interprète Saïd et Mohamed de Francis Cabrel : « Ce projet n’a jamais eu de résonance, déplore Puccino qui, lui, reprend Ces gens-là, de Jacques Brel. La chanson était pourtant une évidence dans notre héritage culturel, seulement, cela n’a pas été relevé. »

Ce déni, il l’explique par le trop grand décalage entre le rap et la chanson de l’époque : « Plus bucolique, moins premier degré, moins à la première personne du singulier, moins frontal. La chanson avait moins de mots, aussi, elle était plus accessible. » Depuis, auteur pour Christophe Maé, Florent Pagny, Alizée et Tal, Oxmo Puccino a pu constater les différences et similitudes entre l’écriture du rap et celle d’une chanson.

« Variété urbaine »

Au début des années 1990, les rappeurs français ont les yeux et les oreilles tournées vers les Etats-Unis, terre de naissance de la culture hip-hop. Mais leur recherche de la rime la plus riche possible, leur « joute musico-oratoire » les rapprochent très vite de la tradition française de la chanson, des jeux de mots et des calembours de Boby Lapointe ou même des troubadours du Moyen Age.

Dans une tribune publiée dans le quotidien Libération, le 13 août 2005, alors que des députés veulent porter plainte contre des rappeurs, les accusant d’avoir provoqué les émeutes en banlieue, l’écrivaine et juriste Marcela Iacub fait le rapprochement avec le poète et chansonnier de la Restauration, Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), envoyé deux fois en prison pour ses chansons parce qu’elles dérangeaient le pouvoir. Elle écrit : « Certes, les noms des qualifications pénales ont changé, mais pas leur esprit. On ne parle pas d’offense à la personne du roi, mais d’incitation à la haine de la France, etc. »

C’est au milieu des années 2000 que le rap français poursuit sa mue et devient de la « variété urbaine », expression inventée par un de ses apôtres, le Marseillais Soprano. Chanter le refrain entre deux couplets de rap est, aujourd’hui, devenu la norme pour les rappeurs comme Maître Gims, Black M et Jul. Le rap, la nouvelle chanson française ?

Oxmo Puccino va plus loin : « J’aime dire que le rap n’existe plus. Il est un amalgame de la chanson, de la variété et du hip-hop. Aujourd’hui, un rappeur doit savoir chanter et un artiste de moins de 30 ans, tous styles confondus, ne peut pas avoir échappé au rap. C’est une énergie avant tout, qui te fait chanter en serrant les poings, qui te fait te lever, qui harangue les foules. Cette énergie-là, on ne l’entendait plus dans la chanson française depuis longtemps. »