« Certains employeurs ont tendance ces dernières années à proposer des stages non rémunérés sans possibilité de progression ensuite »… Les stagiaires de l’Organisation des nations unies ont ri jaune, cet été, à la lecture de son dernier rapport mondial sur la jeunesse. Et pour cause : « L’exploitation » des stagiaires, pointée par le texte, eux la dénoncent… au sein même des Nations unies.

Le « coup » de la tente

Revenons un an en arrière. Dans la torpeur d’août 2015, un Néo-Zélandais de 22 ans, David Hyde, plante sa tente sur les rives du lac Leman pour dénoncer la non-indemnisation de son stage au sein de l’ONU, à Genève. Il reconnaîtra quelques semaines plus tard une mise en scène : il savait, avant même de débuter son stage, ne pas avoir les moyens de se loger dans la cité suisse, mais voulait attirer l’attention des médias sur le cas de ses semblables. Comme précisé sur le site carrières de l’ONU, les stages, d’une durée de deux à six mois, sont « non indemnisés » et « toutes les dépenses (voyage, assurance, hébergement, frais de subsistance) sont à la charge du stagiaire ou de l’organisme qui le parraine », et ce, même dans les villes les plus chères.

La situation s’est-elle améliorée depuis ? « Le changement le plus important réside dans ce débat qui a été ouvert, explique au Monde David Hyde. Maintenant, tout le monde connaît la politique honteuse de l’ONU en matière de stages. Et des organisations de stagiaires sont là pour transformer les discussions en actions. » Le jeune homme, qui a finalement démissionné avant la fin de son stage, prépare un documentaire sur les stagiaires non-rémunérés avec la réalisatrice Nathalie Berger.

Le projet, et le coup de com’réussi qui l’a lancé, a valu à David Hyde de participer à une conférence TedX de l’université Luiss de Rome.

We will not be the unpaid intern generation any longer | David Leo Hyde | TEDxLUISS
Durée : 15:34

Des « personnels gratuits »… en « stages pédagogiques »

D’où vient le blocage ? Du tableur Excel des comptables de l’ONU pourrait-on dire. Dans une note de 2014, le secrétariat général rappelle que les stagiaires n’ont pas le statut de fonctionnaires, mais de personnel fourni à titre gracieux (« gratis personnel ») par les Etats. Autrement dit, aucune ligne budgétaire n’est prévue pour eux. « Une réflexion sur la rémunération des stagiaires existe depuis longtemps au sein de l’organisation. Mais la décision est entre les mains des Etats membres [qui votent le budget et] qui n’ont, jusqu’à aujourd’hui, pas pris cette décision », commente Alessandra Vellucci, directrice du service de l’information du siège suisse de l’ONU. Et d’expliquer que les différents bureaux de l’organisation cherchent, localement, à « aider » les stagiaires qui en ont besoin, en mettant par exemple à disposition des chambres universitaires, ou par des accords avec les universités d’origine rendant ces stages éligibles à des programmes de bourse.

De toute façon, explique-t-elle, « ces stages s’inscrivent uniquement dans un parcours académique et pédagogique. Les stagiaires doivent obligatoirement avoir atteint le niveau bac + 4 et être envoyés par un établissement d’enseignement. Ils sont ici pour apprendre, améliorer leurs connaissances sur le fonctionnement d’une grande institution internationale, ils ne “travaillent pas” ». Avant d’ajouter qu’« on ne paie pas les gens pour apprendre ».

Le commentaire fait réagir David Hyde : « Proclamer cela, ce n’est pas seulement un mensonge, c’est une insulte pour nous tous : comme tous les stagiaires des Nations unies, je faisais 90 % de travail réel, et 10 % d’apprentissage. Il en veut pour preuve les félicitations publiques à des stagiaires de certains directeurs de l’ONU.

L’observateur notera que le secrétariat de l’ONU, qui ne comptait que 142 stagiaires à travers le monde en 1996, en accueille désormais 4 000, un nombre en progression constante. Et ce, pour quelque 41 000 employés, soit 6 % de moins qu’en 2011.

Un mouvement de contestation renforcé

« Concrètement, rien n’a changé pour les stagiaires depuis l’été 2015, mais le mouvement s’est vraiment renforcé », commente Loïc (le prénom a été changé). Devenu consultant pour l’ONU, cet ancien stagiaire de l’organisation continue de s’investir dans la Fair Internship initiative, rassemblement d’associations et entreprises sociales du monde entier qui militent pour une reconnaissance et une rémunération des stagiaires de l’ONU. Elle multiplie, depuis mars 2015, les actions : manifestations, pétitions, chartes, lettres ouvertes et rencontres avec des représentants de l’ONU, sans oublier de régulières interpellations sur les réseaux sociaux.

Petit à petit les langues se délient – difficilement –, et les témoignages anonymes de stagiaires – les « Unpaid, unknow » comme ils se font appeler – apparaissent sur Facebook.

Des voix qui comptent

A l’approche de l’élection du successeur du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, en fin d’année, les douze candidats ont été priés de s’engager sur la question des stagiaires. Trois candidats seulement se sont vu décerner des feux verts de l’association. Mais leurs chances sont minces.

En attendant, d’autres soutiens ont été engrangés. Comme celui d’Alfred de Zayas, un expert indépendant travaillant pour le compte de l’ONU, qui déclarait récemment qu’« il y a quelque chose de fondamentalement anormal quand l’organisation n’est pas la première à mettre en œuvre ses propres valeurs ». De même, en début d’année, un regroupement de 35 ONG réunies sous la bannière « We pay our interns » s’est constitué pour accentuer la pression sur l’ONU.

On peut enfin citer les initiatives privées liées, entre autres, à cette mobilisation. Comme l’entreprise sociale InternsGoPro, créé en 2015 et spécialisée dans l’évaluation des stages, qui travaille à un label européen, « Meilleurs stages ». « Ce sera une sorte de Trip Advisor des stages », commente Régis Pradal, l’un des co-fondateurs. En l’état actuel des choses, l’ONU ne devrait pas y briller. Elle qui a pourtant participé, à la marge, au financement du projet…

La France attendue sur le sujet

Tous les acteurs mobilisés aux côtés des stagiaires de l’ONU citent en exemple la loi sur l’encadrement des stages votée en France en 2014, ainsi que le travail du collectif Génération précaire dans l’Hexagone. La ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem s’est d’ailleurs fendue d’une lettre à Ban Ki-moon l’appelant à agir. Envoyée en octobre, elle est restée sans réponse, indique l’entourage de la ministre.

Pour débloquer une ligne de budget en faveur des stagiaires, un Etat membre a la possibilité de proposer un texte en commission… Les regards se tournent alors logiquement vers l’Hexagone. Au ministère des affaires étrangères, sollicité par Le Monde, on indique avoir « alerté » et « sensibilisé » les principaux pays contributeurs des Nations unis au fait que l’absence de rémunération « constitue un obstacle réel dans l’accès aux stages de l’ONU pour les étudiants ne disposant pas de ressources familiales ou personnelles suffisantes ». Mais qu’« à ce stade, nos partenaires manifestent peu d’enthousiasme à l’idée de défendre la rémunération des stagiaires ».

Dans ces conditions, l’approche « la plus réaliste nous semble être l’adoption de mesures de nature à améliorer concrètement » la vie quotidienne des stagiaires, précise-t-on au Quai d’Orsay : amélioration de l’information, du cadre réglementaire des stages, ainsi que de l’offre de logement, transports, partenariats avec les universités et les entreprises, etc. Une « approche » aussi destinée à « ne pas conduire à un alourdissement du budget de fonctionnement des Nations unies… » Pas sûr que cela suffise à endiguer la mobilisation des stagiaires onusiens.