Le duo Cassius en juillet à Ibiza : Philippe Cerboneschi et Hubert Blanc-Francard, alias « Zdar » et « Boom Bass ». | Frédéric Stucin pour M, Le magazine du Monde

A priori, rien d’étonnant à croiser en été deux figures de l’électro made in France à Ibiza. Paradis des fêtards et du clubbing de masse, l’île des Baléares concentre, de juin à septembre, l’élite des DJ’s payés à prix d’or pour affoler les dancefloors géants des mythiques Pacha, Ushuaïa, DC-10, Privilege, Amnesia et autres.

C’est pourtant loin de ces orgies hédonistes que Philippe « Zdar » Cerboneschi et Hubert « Boom Bass » Blanc-Francard, les deux moitiés du duo Cassius, communient, comme chaque année, avec cette « île fantastique ». Leur très attendu quatrième album (le premier depuis dix ans), le luxuriant Ibifornia – baptisé en hommage croisé à Ibiza et à la Californie –, a beau sortir le 26 août, l’humeur est plus au farniente contemplatif qu’à l’effervescence studieuse.

Un mode de vie spartiate

C’est au bout d’un long et cahoteux chemin de terre rouge qu’on retrouve les deux garçons, entourés de leurs familles, dans la finca (la maison traditionnelle ibizienne) blanchie à la chaux qu’Hubert a louée pour un mois au milieu des collines, dans le nord de l’île.

A mille lieues des luxueuses villas avec piscine habitées par les stars de la dance music aux alentours d’Eivissa ou de San Antonio, ce cube blanc entouré de bois et de maquis propose un mode de vie spartiate, avec eau chaude et électricité limitées, plus propice à la méditation qu’à la débauche.

« Avec mon frère Mathieu (le chanteur Sinclair), les instruments de musique et les
nouveautés technologiques étaient nos jouets et nos amis. » Hubert « Boom Bass » Blanc-Francard

Menacé par l’hégémonie de l’industrie du plaisir, Ibiza doit son salut à ces coins secrets. Plus que celle de la génération EDM (electronic dance music) se bousculant aux soirées F… Me I’m Famous de leur copain David Guetta, l’expérience baléarique de Boom Bass et de Zdar évoque celle de la bohème artistique des années 1930 ou de la jeunesse hippie des années 1960, venues se ressourcer dans l’isolement rustique de ce refuge méditerranéen. « Pas besoin, finalement, d’amplifier artificiellement les sensations pour ressentir qu’ici la terre dégage des vibrations très particulières et apaisantes », affirme Hubert qui, avec son crâne lisse, a de faux airs de moine zen.

Les deux Cassius ont quand même goûté aux facettes plus ecstasiées de la culture locale. Débarqués à Ibiza une première fois dans la seconde moitié des années 1990, ceux qui faisaient alors partie des ambassadeurs — avec Daft Punk, le groupe Air ou Laurent Garnier — d’une French Touch en plein boom ont connu l’excitation des délires collectifs. « Je me souviens avoir joué au Space, pieds nus derrière les platines, complètement en transe », s’amuse aujourd’hui Philippe. « Je ne me rappelle plus ce que j’avais pris, mais la première fois que je suis allé au DC-10 je suis resté six heures accroché au bar, halluciné par ce qui se passait », renchérit Hubert. « Un jour, un copain nous a proposé de rester pour découvrir l’île, explique Philippe. Elle est depuis devenue l’endroit où je me sens le plus heureux. »

Une dose de pop-rock dans leur électro

Si Cassius continue de se produire en DJ set à travers le monde – « la meilleure façon de nous tenir au courant de tous les nouveaux sons » –, le duo de presque quinquas s’est petit à petit forgé un répertoire l’éloignant des seuls plaisirs de la dance. Après un premier album de house filtrée, caractéristique des années French Touch (1999, publié en… 1999, en référence aussi à un célèbre morceau de leur idole, Prince), et l’échec commercial d’un deuxième disque satiné (Au rêve, 2002), les DJ’s-réalisateurs-auteurs-compositeurs insufflent une dose de pop-rock à leur électro (le revigorant 15 Again, en 2006). En 2010, un tube international surprise, l’hypnotique I < 3 U SO (et son étonnante application iPhone) sort Cassius
de son hibernation, avant que Boom Bass et Zdar mettent à nouveau six ans pour assembler l’arc-en-ciel pop-house-soul-hip-hop-électro d’Ibifornia.

Cassius - I Love U So (Official Video)
Durée : 01:59

S’il aurait pu être fatal à un groupe conventionnel, ce rythme de création distendu dit autant de la complicité que de l’indépendance de ces deux bêtes de studio, amis depuis près de trente ans. Fils de Dominique Blanc-Francard, l’un des plus célèbres réalisateurs artistiques français, Hubert baigne depuis son enfance dans le milieu de la production. « Avec mon frère Mathieu [devenu chanteur sous le nom de Sinclair — NDLR], les instruments de musique et les
nouveautés technologiques étaient nos jouets et nos amis. »

Fils d’hôteliers d’Aix-les-Bains (Savoie), Philippe a, lui, d’abord été chanteur dans un groupe punk et batteur de speed metal, avant de tomber un jour en arrêt devant une photo d’Eurythmics enregistrant dans le studio du Palais des congrès. « J’ai plaqué mon boulot de serveur pour retrouver cette magie-là », se souvient-il. Avec un bagou qui reste sa marque de fabrique, Philippe pénètre le monde de la production. « Un matin, j’arrive au Studio Marcadet. Ils avaient déjà un assistant. L’ingénieur du son lui demande s’il sait rouler les joints. Il ne savait pas. Moi oui. Le soir, il m’a proposé de rester. »

« Le hip-hop nous a permis de mettre un pied dans la création, mais c’est la techno qui a fait de nous des vrais acteurs de la musique. » Philippe Philippe « Zdar » Cerboneschi

Dans les années 1980, le garçon apprend son métier à l’ancienne, côtoie Serge Gainsbourg, Etienne Daho, Vanessa Paradis aux côtés de réalisateurs artistiques vedettes, parmi lesquels Dominique Blanc-Francard. « Un jour, mon père me dit : “Tu devrais rencontrer mon assistant, il est complètement allumé”, se souvient Hubert. On est tout de suite devenus potes. » Ensemble, ils bricolent la bande-son d’une chanson d’un jeune rappeur, MC Solaar. Le morceau, Bouge de là, deviendra le premier tube du hip-hop français. Philippe et Hubert concoctent (avec Jimmy Jay) les instrumentaux des premiers albums de Solaar, mais aussi des morceaux futuristes publiés sous le nom de La Funk Mob.

« Le hip-hop nous a permis de mettre un pied dans la création, mais c’est la techno qui a fait de nous des vrais acteurs de la musique », analyse Philippe qui, avec Etienne de Crécy, a publié,
en 1996, sous le nom de Motorbass, l’album Pansoul, œuvre pionnière de la house française.

Parallèlement à Cassius, Philippe, propriétaire d’un studio d’enregistrement à Montmartre, mène, depuis les années 2000, une carrière de réalisateur artistique. Après avoir été récompensé en 2009 d’un Grammy Award, en tant que mixeur et producteur de Wolfgang Amadeus Phoenix, le quatrième album à succès des Versaillais de Phoenix, la multiplication des demandes (The Rapture, Beastie Boys, Cat Power…) a inévitablement ralenti les projets de Cassius. Sans que son complice en ressente amertume ou jalousie. « J’étais tellement heureux de le voir réaliser son rêve, assure Hubert. Et ses nouvelles collaborations ont permis de constituer une petite famille artistique dont nous avons profité. »

Cat Power et Pharrell Williams en guest stars

De fait, Ibifornia fourmille d’invités de luxe participant à la diversité de l’album : Mike D des Beastie Boys, Pharrell Williams, Ryan Tedder du groupe pop-rock OneRepublic ou l’impressionnante Cat Power, excellant dans le groove festif (Action) comme dans la soul à vif (Feel Like Me). Le brillant syncrétisme d’Ibifornia rappelle les grandes heures du studio Compass Point, quand des pointures de tout style se réunissaient à Nassau pour enregistrer les albums des Talking Heads ou de Grace Jones.

Le duo opère sur la scène internationale. S’ils sont produits en France par le label Ed Banger, ils sont signés pour le reste du monde par Interscope, filiale d’Universal au catalogue pléthorique de stars (Lady Gaga, Dr. Dre, Madonna…). A eux de porter des clips innovants (la vidéo interactive de The Missing), au budget imposant (300 000 euros),

Cassius - Ibifornia (Audio)
Durée : 08:45

et une obligation de réussite ne cadrant pas forcément avec leur philosophie. Mais Ibiza est un refuge, loin de toute pression. Attablé dans une paillotte abritant l’un des meilleurs restaurants de poissons de l’île, au fond d’une crique, Philippe s’amuse d’ailleurs à citer une phrase qu’il attribue à Henry Miller : « J’utilise mon talent pour écrire, j’utilise mon génie pour vivre. »

Ibifornia, de Cassius, 1 CD Ed Banger/Because.
En concert : le 28 août au festival Rock en Seine : www.rockenseine.com

Informations : cassiusthemissing.com