Un vendeur d’essence de contrebande, ou "kpayo", en mars 2001 dans une rue de Cotonou. | ISSOUF SANOGO / AFP

« Les affaires ne marchent plus », lâche, très anxieux, Youssouf. Plusieurs mois déjà que ce quadragénaire béninois, qui a monté un business de véhicules d’occasion, ne fait plus son chiffre d’affaires. Depuis la dépréciation du naira, la monnaie nigériane, la clientèle se fait rare. « Les Nigérians n’achètent plus », se désole-t-il en précisant qu’il n’a réussi à vendre qu’un modeste Rav4 2005 à 3 millions de francs CFA (4 500 euros).

Le taux de change entre le naira et le franc CFA s’est effondré de moitié en quatre mois, passant de 250 francs CFA pour 100 nairas à 180 francs CFA au mois d’août. Le pouvoir d’achat des Nigérians en a donc pris un coup. « Seule la classe bourgeoise peut encore se permettre de venir faire ses achats à Cotonou », explique Servais Afouda, enseignant-chercheur au Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares).

« D’habitude, je vends jusqu’à cinq voitures dans le mois. Et quelquefois j’arrivais à livrer une voiture de luxe. Mais, depuis que le naira a baissé, la mévente s’est installée », explique Youssouf, dont les acheteurs sont principalement nigérians. Du coup, il a dû rehausser le prix de ses bolides importés des Etats-Unis ou d’Europe pour payer les frais de parc.

Tiers des recettes fiscales

Le Nigeria représentait 96 % du marché des véhicules d’occasion au Bénin. Un secteur dominé par des ressortissants libanais, dont les parcs automobiles alignent des voitures à perte de vue à Sémè, la frontière nigériane. Mais, depuis la récession économique due à la chute du prix du baril de pétrole, la deuxième économie d’Afrique n’arrive plus à écouler ces véhicules de seconde main en provenance d’Occident.

Le Bénin est la première économie rattrapée par la crise qui sévit au Nigeria puisque la filière des véhicules d’occasion représente 70 % des réexportations vers le Nigeria et participe à 9 % du PIB béninois. Une baisse de la demande et du volume d’importation sur les terminaux portuaires qui a eu une répercussion négative sur les recettes fiscales. Des effets néfastes qu’a déplorés Romuald Wadagni, ministre des finances béninois, chiffrant à « plus d’un tiers les recettes fiscales dépendantes du Nigeria. En termes de vulnérabilité, c’est trop », a-t-il conclu en juillet lors d’une rencontre avec le corps diplomatique.

Pourtant, avec un marché nigérian de plus de 173 millions d’habitants, « les opportunités économiques pour le Bénin sont nombreuses », relève Lazare Sèhouéto, ministre de l’industrie et du commerce. Sauf que 80 % des échanges commerciaux entre les deux pays sont informels. L’essence de contrebande absorbe une grande partie de ce marché, mais aussi la réexportation massive vers le Nigeria de viande de volaille congelée ou de riz importé d’Asie à cause d’une politique nigériane restrictive interdisant, entre autres, l’importation de produits agroalimentaires afin de booster son agriculture.

Or la production locale nigériane reste très inférieure à la demande, favorisant le maintien d’un marché parallèle. Selon l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production combinée entre 2008 et 2012 de produits avicoles était de 243 000 tonnes contre une demande de 2 millions sur la même période. Ce sont donc 160 000 tonnes de volailles congelés, notamment des poulets réformés, qui sont importées d’Europe et convoyées annuellement du Bénin vers le Nigeria par de puissantes entreprises de négoce.

« Cela représente 80 millions de têtes de poulet de 2 kg, s’amuse à calculer Lazare Sèhouéto. C’est une plus-value qui échappe à l’économie béninoise. » L’entreprise Cajaf Common de l’homme d’affaires Sébastien Ajavon, surnommé « le roi du poulet » et arrivé troisième lors de la présidentielle de mars, reste maîtresse sur ce terrain avec 50 % de parts de marché. Il lui est souvent reproché de plomber les efforts de producteurs nationaux avec ses importations massives de poulets réformés.

Tracasseries et barrières

A Abuja, les autorités nigérianes se sont offusquées de ce que l’essentiel des échanges entre les deux pays provienne de la contrebande et qu’il faille lutter contre la fraude. « Nous devons respecter les engagements commerciaux tels qu’ils sont établis dans la Cédéao. Si nous nous montrons stricts, je pense que les industries nigérianes en profiteront », a fait savoir le président nigérian Muhammadu Buhari, le 2 août, lors de la première visite au Nigeria du président béninois Patrice Talon depuis sa prise de fonction le 6 avril.

Mais le Bénin marmonne que les principes de libre-échange prônés dans l’espace Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ne sont pas une réalité. « Le Bénin a besoin de vendre des produits de manière libre comme le prescrivent les dispositions de la Cédéao. Il est regrettable que nos produits agricoles souffrent de tracasseries qui ne permettent pas la libre circulation qui doit exister entre les deux pays », a déclaré le chef de l’Etat béninois à son retour de la capitale nigériane.

Au sein de cet espace économique ouest-africain, les barrières non tarifaires encore en vigueur entre les Etats entravent les principes de libre-échange. L’obtention par exemple des autorisations du Nafdac, l’agence fédérale nigériane de contrôle de qualité, reste un parcours du combattant pour les producteurs béninois, et les douanes dictent leur loi aux frontières.

Si quelques produits agricoles, tels le manioc, l’ananas ou la tomate, s’écoulent facilement sur le marché nigérian grâce à une meilleure organisation en filière, beaucoup d’autres, à l’instar du riz, souffrent d’une « inorganisation des acteurs qui vont par eux-mêmes sur le marché alors que l’échelle de production est très petite », reconnaît le ministre de l’industrie et du commerce béninois. Pour conquérir le grand marché nigérian et réduire la part de l’informel dans les échanges, « nous devons surtout produire en volume et mettre en place des mesures d’accompagnement des opérateurs sur les normes de qualité du Nafdac, ajoute-t-il. Le gouvernement est en train de travailler sur l’ensemble de ces chantiers. »

Patrice Talon s’est tout de même engagé devant son homologue nigérian à ne plus laisser passer de « manière aisée » les produits en transit au Bénin et interdits d’importation au Nigeria. Quitte à mécontenter certains opérateurs économiques qui l’ont porté au pouvoir et dont les entreprises génèrent, grâce à ce commerce de transit, des milliards de chiffres d’affaires.