La jeunesse est mal en point, mais le cinéma veut la sauver. Avec des points de vue, et des propositions esthétiques très différentes, trois films mettent en scène la puissance du désir, et de la révolte, d’une génération à laquelle on ne promet plus rien.

LA SOLITUDE DES POSEURS DE BOMBE : « Nocturama », de Bertrand Bonello

NOCTURAMA Bande Annonce (Thriller - 2016)
Durée : 01:19

On reconnaît sans doute un grand film à sa capacité de porter à un très haut degré de confusion plusieurs caractéristiques essentielles et contradictoires du cinéma : celle de rendre les idées sensibles et celle de filmer des corps en mouvement, de capter le réel visible et de produire de la pensée. Le nouvel ouvrage de Bertrand Bonello parvient miraculeusement à réaliser cette si délicate alchimie. Il fallait, notamment, pour cela, que Nocturama fût un film coupé en deux. La pliure du récit y articule deux moments dont le second vient à la fois prolonger et éclairer le premier. Que faire de son action une fois qu’on l’a réalisée ? Quel sens aura celle-ci dans un monde qui n’en aura finalement rien à faire ?

Les premières images du film plongent le spectateur dans ce qui semble être un thriller, évoquant le récit de la préparation d’un hold-up : une série envoûtante de mouvements d’appareils suivant ou précédant le déplacement mystérieux de jeunes gens, post-adolescents urbains d’aujourd’hui, dans les couloirs du métro ou les rues de Paris. La teneur de leur projet se dévoilera progressivement : commettre une série d’attentats simultanés, à l’évidente signification politique. Leur opération exécutée, les jeunes gens se retrouvent à l’intérieur d’un grand magasin. Subterfuge, devine-t-on, leur permettant de rester ensemble et de se « planquer », le temps d’une nuit. Le film prend dès lors tout son sens.

Petit à petit, le grand magasin devient un monstre froid qui va dévorer les protagonistes en révélant la proximité de leur mode de vie avec celui promu par le lieu. Nocturama ne reprend pourtant pas le discours attendu d’une critique gauchisante de l’aliénation et du fétichisme de la marchandise. C’est toute la singularité du talent de Bonello et de ce que l’on peut peut-être désigner comme une forme de dandysme, en fait une manière de demander au cinéma très exactement ce dont il est capable : savoir restituer la séduction hypnotisante du présent, la beauté des corps et l’éclat vain mais érotique des objets, la suavité des sons. Cette manière d’affirmer la sensation tout autant que l’intelligence ouvre ainsi des brèches oniriques dans un récit où se perdent furtivement et régulièrement les repères les plus concrets. Comme si Jean Cocteau rencontrait Guy Debord et que Robert Bresson croisait Mario Bava aux Galeries Lafayette ! Jean-François Rauger

Film français de Bertrand Bonello avec Finnegan Oldfield, Hamza Meziani, Luis Rego (2 h 10).

SUPER-HÉROÏNE DES CITÉS : « Divines », d’Houda Benyamina

DIVINES Bande Annonce (Drame, 2016)
Durée : 01:49

Récompensé à Cannes par la Caméra d’Or, Divines est un film contradictoire, qui part, très vite, très loin, dans des directions parfaitement incompatibles. Ces pulsations arythmiques auraient pu venir à bout de films moins résistants, mais celui-ci procède d’une énergie si peu commune que cette chronique sociale-thriller-romance adolescente-tragédie-comédie musicale est au bout du compte aussi passionnante et excitante qu’elle peut être, au gré des séquences, irritante et décevante.

Si le film n’explose pas en plein vol, il le doit d’abord à Oulaya Amamra. La jeune actrice fait de Dounia, le personnage principal, une super-héroïne et une figure tragique, tenant désespérément les cordes que le scénario tend jusqu’à la rupture. Dounia, fille illégitime, vit à la marge d’une grande cité-dortoir, dans un bidonville occupé par des Roms. Sa meilleure amie, Maimouna (Déborah Lukumuena), vit dans un appartement, surveillée de près par un père très pieux. Les jeunes filles s’ennuient ensemble au collège, fauchent dans le centre commercial local. Maimouna prie à la mosquée installée dans les sous-sols de la cité.

Dans ce labyrinthe, Dounia tente de se frayer un chemin. Refusant les tristes issues que lui offre le système scolaire, elle met ses pas dans ceux de Rebecca (Jisca Kalvanda), négociante en gros de stupéfiants. Dans le même temps, elle tombe amoureuse de Djigui (Kévin Mischel), un danseur dont elle a surpris les répétitions solitaires. Il faut ajouter, entre autres, une mission secrète destinée à arnaquer un parrain parisien, pour laquelle Dounia se transformera en succube, pour donner une idée du poids que le personnage principal doit supporter. Thomas Sotinel

Film français d’Houda Benyamina avec Oulaya Amamra, Déborah Lukumuena, Jisca Kalvanda (1 h 45).

NOIRE COMÉDIE : « Un petit boulot », de Pascal Chaumeil

Un petit Boulot - Bande-Annonce
Durée : 01:38

Adapté par Michel Blanc d’un roman de Iain Levison (paru chez Liana Levi), ce film posthume de Pascal Chaumeil (le réalisateur de L’Arnacœur est mort le 27 août 2015 à 54 ans) est une comédie d’un joli noir, qui pousse gaiement dans leurs retranchements les insolubles contradictions nées de la disparition de l’industrie dans des régions entières du Vieux Monde. La région en question, c’est le nord de la France, où l’on joue à saute-frontière. Là, Jacques (Romain Duris) végète depuis la fermeture de son usine. De ses années de labeur, il n’a gardé qu’une paire d’amis, Tom (Gustave Kervern), devenu gérant de station-service, et Jeff (Charlie Dupont) qui vit de petites arnaques. Abandonné par sa compagne, privé de télévision par les huissiers, il attend un miracle ou une catastrophe. Jusqu’au jour où Gardot (Michel Blanc) lui propose le fameux petit boulot : tuer madame Gardot.

Aux efforts dérisoires que déploie Gardot pour faire régner le mal sur son petit coin de frontière répond le désarroi de Jacques, qui s’effraie de se découvrir de telles dispositions pour le crime. Les meilleures séquences du film réunissent les deux personnages dans leurs basses œuvres, qui ont inspiré à Michel Blanc des mots d’auteur placés là uniquement pour faire rire – procédé un peu passé de mode dans le cinéma français, dont on redécouvre ici le juste emploi. T. S.

Film français de Pascal Chaumeil avec Romain Duris, Michel Blanc, Gustave Kervern, Alice Bellaïdi (1 h 38).

GLAMOUR ET DÉCHÉANCE : rétrospective Josef von Sternberg, à la Cinémathèque française

A jamais associé à la fabrication du mythe de Marlene Dietrich, à l’exacerbation jusqu’à son point d’incandescence du faste et du glamour hollywoodiens, Jonas Sternberg, juif autrichien né à Vienne en 1894 est devenu Josef von Sternberg en 1924 à Hollywood, à la faveur d’une coquille inscrite au générique d’un film dont il fut l’assistant-réalisateur. Ce démiurge génial, qui maîtrisait le moindre aspect technique de son art, est l’auteur d’une œuvre extravagante dont la rétrospective ouvre la nouvelle saison de la Cinémathèque française.

Saisies dans des mouvements de caméra sophistiqués, ses acteurs diffusent leur aura magnétique dans des décors ciselés comme de la dentelle, grouillants de figurants, structurés par de complexes architectures d’escaliers, de filets de pêche, nuages de fumée et autres jeux de miroirs au milieu desquels une présence animale discrète vient distiller une étrangeté supplémentaire. Démultiplié par des jeux de transparence cristallins, le vertige qui en résulte conserve une puissance d’évocation inouïe, qui signe l’extraordinaire modernité de la mise en scène. Les sept films réalisés avec Marlene Dietrich entre 1930 et 1935 – L’Ange bleu, Cœurs brûlés, Agent X27, Shanghaï Express, Blonde Venus, L’Impératrice rouge, La Femme et le pantin – sont le cœur de son œuvre.

La folie fétichiste avec laquelle il filme sa créature érotise tout ce qui l’entoure, laissant le champ libre au déchaînement des passions (amoureuse, sadomasochiste, du jeu, du pouvoir…). Unique dans l’histoire d’Hollywood, l’alchimie entre le cinéaste et sa muse ne peut occulter le reste d’une filmographie passionnante de bout en bout. Avant leur rencontre, Sternberg a réalisé une dizaine de films dont certains chefs-d’œuvre du muet (Les Nuits de Chicago, Les Damnés de l’Océan…). Après le moment Dietrich, il réalisera encore huit longs-métrages fabuleux remettant en scène, avec d’autres, le même théâtre de passion cruel, les mêmes personnages de femmes fatales indépendantes, formidablement romanesques – Gene Tierney et Ona Munson dans Shanghai Gesture, Jane Russell dans Le Paradis des mauvais garçons, Akemi Negishi dans Fièvre sur Anatahan, Janet Leigh dans Les Espions s’amusent… Isabelle Regnier

Du 31 août au 25 septembre, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris 12e. Tél. : 01-71-19-33-33. www.cinematheque.fr