Du qi gong sur les pelouses, des huiles essentielles dans les couloirs et des « coupeurs de feu » au bout du fil : à l’hôpital, temple de la biomédecine, les médecines non conventionnelles sont présentes, avec plus ou moins de discrétion, à tous les étages. Ces soins « alternatifs », peu ou pas reconnus par les autorités de santé, mais qui font leurs preuves dans la pratique, entrent par la petite porte.

« C’est amusant, constate Alain Baumelou, néphrologue à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, si vous cherchez un acupuncteur dans le registre de l’hôpital, rien. Par contre, plusieurs médecins le pratiquent dans différents services. »

En 2015, 6 115 médecins français ont déclaré un titre ou une orientation de médecine alternative et complémentaire, selon l’ordre des médecins. Un sur cinq exerce à l’hôpital.

L’acupuncture est un bon cas d’école. Cette pratique consiste à stimuler des points d’énergie en piquant de fines aiguilles à la surface de la peau. Issue de la médecine traditionnelle chinoise, elle est utilisée notamment pour soulager les douleurs chroniques, lutter contre le stress ou encore les troubles du sommeil.

Enseignée dans plusieurs diplômes universitaires (DU) en France, elle a fait l’objet d’un rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Mais l’étude ne se prononce pas sur son efficacité selon les critères scientifiques classiques : « L’évaluation des thérapeutiques dites non conventionnelles est en général rendue difficile voire impossible du fait d’un manque de données. »

Plusieurs soignants franchissent le pas malgré tout. « J’ai été fasciné par le fait de pouvoir faire quelque chose pour soulager les patients », témoigne par exemple Carmelo Maniaci, anesthésiste au CHU de Lyon. Il achève un DU à Paris et utilise déjà les aiguilles, notamment pour contrer l’anxiété préopératoire, ou encore pour pallier les pertes de sensibilité de ses patients : « C’est tellement efficace que j’aimerais m’y consacrer au moins la moitié du temps, car actuellement l’offre [dans mon service] n’est pas standardisée. »

« Si ça marche, tant mieux »

En matière de soins non conventionnels, le cas par cas persiste en effet, dépendant de l’approche d’un chef de service ou d’un changement de direction au sein de l’hôpital. Surtout, c’est la demande des patients qui pousse à envisager d’autres solutions.

Patrice Cohen, anthropologue et coauteur de Cancer et pluralisme thérapeutique, une enquête sur l’usage des soins non conventionnels, note aussi « l’influence des médias, des familles ou encore des soignants charismatiques », qui encouragent l’introduction de certains protocoles.

« L’expérience prend parfois le pas sur le savoir scientifique. On ne sait pas comment ça fonctionne, mais on voit que ça fonctionne »

Quitte à ce que ces soins ne s’appuient sur aucune preuve scientifique. « L’expérience prend parfois le pas sur le savoir scientifique, remarque Patrice Cohen. On ne sait pas comment ça fonctionne, mais on voit que ça fonctionne. »

Ainsi en est-il des coupeurs de feu, des personnes capables de soulager la douleur des brûlures. Des listes circulent dans certains services d’urgences ou de radiothérapie.

Le standard téléphonique, au service des urgences du centre hospitalier Alpes Léman (Haute-Savoie) :

– Aurélie* aux urgences, je vous écoute.
– Bonjour, on m’a dit que vous recommandiez des noms de coupeurs de feu…
– Oui, un instant, je vous passe l’infirmier qui a leurs contacts.

Simple comme un coup de fil. L’échange est décomplexé. Oui, l’hôpital a recours aux services externes et bénévoles de coupeurs de feu, depuis une dizaine d’années. Ils agissent à distance, par le biais d’un contact téléphonique avec la personne souffrante. « Il ne faut pas trouver des explications là où il n’y en a pas, relativise l’un de ces guérisseurs, Jean-Louis Poitoux. Moi, je n’ai que des constatations. »

« Si ça marche, tant mieux, évacue aussi le chef du service, Al Bourgal. Si non, le patient prend des antalgiques de toute façon. On n’a jamais hésité à appeler, pour le bienfait du patient. »

L’outil est pourtant fragile. Dépassé par une trop grande médiatisation, le service de radiothérapie de Rodez (Aveyron) a ainsi renoncé à divulguer « sa » liste il y a deux ans.

« Tour d’ivoire »

Le professeur Liu Bingkai, diplômé en médecine traditionnelle chinoise à l’université de Nankin, avec une de ses patientes en rémission d’un cancer, lors d’une séance de qi gong thérapeutique dans le cadre d’essais cliniques menés à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. | Karim El Hadj / Le Monde

Pourtant la demande persiste. « La maladie peut être un déclencheur de nouvelle relation à son corps et au monde médical, rappelle Patrice Cohen. C’est un moment où les individus sont en quête de sens. » Comblant l’espace parfois laissé vacant par les institutions médicales, certains sites proposent de répertorier les offres de « médecines douces » (sophrologie, reiki, art thérapie…) afin de dénicher un soignant comme on trouve un covoiturage.

Mais alors, il devient difficile pour le patient de faire le tri entre spécialistes compétents et charlatans. Contacté par Le Monde, le ministère de la santé s’inquiète des risques de dérives, « notamment sectaires », liés aux médecines alternatives, et reste prudent : « Il est impératif que ces pratiques ne soient officiellement reconnues que lorsque leur rapport bénéfice-risque est démontré grâce à des études validées. »

« Comme tous ceux de ma génération, je pensais et je disais que c’était des conneries. »

Au risque de figer la médecine conventionnelle dans une « tour d’ivoire », redoute le professeur Baumelou. Il a été chargé par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) de développer le centre intégré de médecine traditionnelle chinoise qui mène des programmes de recherche. Quels sont les effets de massages traditionnels chinois pour améliorer l’agitation et l’anxiété des patients atteints de maladie d’Alzheimer ? Le qi gong thérapeutique peut-il soulager les douleurs liées aux chimiothérapies ?

Pour évaluer ces pratiques, la petite équipe les met en application sur des patients demandeurs. « Mais c’est un sujet extrêmement sensible, raconte le professeur Baumelou. On est dans une zone grise réglementaire. On nous laisse agir parce qu’on est discrets, qu’on ne fait pas trop de bruit. » Faire bouger les lignes requiert pragmatisme et diplomatie.

A l’hôpital, il existe des « passeurs », explique Patrice Cohen, ces « professionnels de santé qui ont pu mesurer certaines difficultés » du monde médical conventionnel et se tournent vers des approches de soin alternatives.

« Rien ne me programmait à m’intéresser aux médecines chinoises, témoigne Alain Baumelou. Comme tous ceux de ma génération, je pensais et je disais que c’était des conneries. Mais le regard que je porte sur le soin a changé après quarante ans de pratique. Aujourd’hui je me dis que la bonne question à se poser, c’est celle de la satisfaction du patient : “Est-ce qu’on répond vraiment à son désir ?” »

* Le prénom a été modifié.