Il n’a fallu que quelques minutes aux juges pour prononcer le huis clos lors de la reprise du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé devant la Cour pénale internationale (CPI), mardi 30 août, après sept semaines de suspension. L’ancien président et son ex-ministre de la jeunesse répondent de « crimes contre l’humanité » commis entre décembre 2010 et avril 2011, lors des violences post-électorales, qui, selon l’ONU, ont fait plus de 3 000 morts.

Depuis l’ouverture de leur procès, il y a sept mois, seuls treize témoins sont venus déposer. Pour le substitut du procureur, Eric MacDonald, Laurent Gbagbo aurait comploté pour « conserver le pouvoir à tout prix », créant au sein même de l’appareil sécuritaire ivoirien un réseau parallèle dédié.

Plus de retransmission sur le Net

Mais, jusqu’ici, pas de « smoking gun », comme on dit dans le jargon judiciaire international, pas de preuve infaillible. A moins qu’elles n’aient été révélées dans le secret du prétoire ? Car l’essentiel du procès de l’ancien chef d’Etat ivoirien se déroule à huis clos. Rendant le procès encore plus opaque, les juges décidaient, en juin, que l’audition des témoins « protégés », ceux qui déposent sous pseudonyme, ne serait plus retransmise sur Internet mais accessible sur vidéo plusieurs semaines plus tard.

Depuis l’ouverture du procès, plusieurs témoins ont été identifiés, par la Cour elle-même et par des Ivoiriens. Dans un pays toujours divisé, le procès de l’ancien chef de l’Etat fait l’objet de mille spéculations. A chaque nouveau témoin, le jeu des devinettes bat son plein. Déposant sous pseudonyme, un député avait été identifié sur les réseaux sociaux dès le début de son témoignage et, las des fuites, les juges décidaient d’interrompre la retransmission du procès sur Internet. « Monsieur le juge-président, c’est une requête, j’insiste, je vous le demande, je souhaite continuer ma déposition en public », plaidait ce député début juin, s’opposant au huis clos décidé par les juges. « Le témoin est adulte », reprochaient en chœur les avocats des accusés.

Depuis juin, les Ivoiriens ne peuvent plus suivre le procès en direct depuis Abidjan, à 5 000 km de la salle d’audience. Depuis l’ouverture du procès le 28 janvier, plusieurs victimes de la crise de 2010 sont venues à la barre. Un homme blessé lors de la répression de la manifestation de décembre 2010 vers la Radio-Télévision ivoirienne ; un autre battu, assistant impuissant à la destruction d’une mosquée où il officiait ; une mère pleurant son fils suite au bombardement du marché d’Abobo en mars 2011… Pour compléter leur récit, un chercheur de l’ONG Human Rights Watch a dressé le théâtre de cinq mois de violences, dont personne ne conteste l’ampleur. Le cœur du procès est ailleurs : pour la défense, les forces ivoiriennes affrontaient les rebelles d’Alassane Ouattara soutenus par la France.

Pour le procureur, les civils étaient ciblés pour leur appartenance supposée au clan Ouattara, tandis que Laurent Gbagbo s’accrochait au pouvoir. Le procès suscite les passions, notamment des partisans de Laurent Gbagbo. Elles compliquent passablement la tâche du procureur. Pour l’accusation, le principal danger est de voir ses témoins édulcorer leurs dépositions. « Vous entendrez un certain nombre de témoins qui étaient très proches des co-accusés », avait prévenu le procureur canadien Eric MacDonald dès l’ouverture du procès.

« Fracture sociale très profonde »

A la barre, en mars, Sam Mohamed Jichi, dit « Sam l’Africain », chef d’un petit parti ivoirien, racontait avoir vu les Jeunes Patriotes de Charles Blé Goudé – accusé d’avoir mobilisé les foules contre les partisans d’Alassane Ouattara – recevoir des enveloppes de la présidence. Drapé dans un boubou guéré, le témoin jouait néanmoins les équilibristes, se défendant de toute traîtrise envers l’accusé, « un père », ou son voisin de cellule, « un petit frère », tout en veillant à ne pas froisser le pouvoir en place, qu’il remerciait longuement, car, le 11 avril 2011, lors de l’arrestation de Laurent Gbagbo dans la résidence présidentielle, « ils pouvaient le tuer, comme ils ont tué le président Kadhafi, mais il n’y a rien eu ».

La cible des avocats de Laurent Gbagbo, c’est l’ancienne puissance coloniale. « Paris a-t-il créé la rébellion ? » qui avait tenté de prendre le pouvoir en septembre 2002, et scindé durablement le pays en deux, interroge Me Altit. « Objection ! » du procureur, qui estime que le témoin n’est pas qualifié pour répondre. Objection retenue. Le juge-président trouve la question « très politique ». Mais, pour l’avocat, « c’est une question de faits ».

De retour en Côte d’Ivoire, « Sam l’Africain », jusque-là soupçonné de traîtrise pour avoir collaboré avec le procureur, était fêté par les partisans de l’ancien chef de l’Etat et annonçait sa candidature aux prochaines élections locales.

A la barre, Joël Kouadio N’Guessan, porte-parole du Rassemblement des républicains (RDR), le parti de l’actuel président, a dénoncé « les années de déchéance de la Côte d’Ivoire » sous Laurent Gbagbo, dont il fut le ministre. Pour le porte-parole du Rassemblement des républicains (RDR), le parti d’Alassane Ouattara, « l’ivoirité », un concept censé unir les Ivoiriens, a été dévoyée par les politiques, dont Laurent Gbagbo, qui ont creusé « une fracture sociale très profonde ». Enfoncé dans un large fauteuil de simili cuir noir, l’accusé balance la tête parfois en signe d’opposition, ou roule d’autres fois de grands yeux étonnés mais ne dit mot. Quant à Charles Blé Goudé, il noircit des pages entières et interpelle régulièrement son équipe d’avocats, lointains compagnons de ses années étudiantes.

Mais le procès se joue entre procureurs et avocats et les deux principaux protagonistes ne pourront s’exprimer que s’ils décident de déposer à la barre lorsque la défense appellera ses témoins à décharge. Les avocats de Laurent Gbagbo ont pris pour cible la France et l’actuel pouvoir, soutenu par Paris.

Elle avait pour mission « de dégager » Laurent Gbagbo, suggère ainsi Me Emmanuel Altit à M. N’Guessan. « L’ONU a demandé à la France de rétablir la légalité constitutionnelle », rectifie le témoin, « de détruire les armes » des fidèles de M. Gbagbo, tournées contre « la population civile ». Mais, pour le témoin suivant, un officier de l’armée de M. Gbagbo, l’ONU et la France « ont fait sauter les verrous qui ont permis aux Forces nouvelles d’avancer » depuis le nord jusqu’à Abidjan pour prendre le pouvoir, et produit « le feu d’artifice du 11 avril » sur la présidence, forçant Laurent Gbagbo à la reddition. Mais de sa déposition à charge, on ne sait pas grand-chose, elle est pour l’essentiel à huis clos.

« Libération, réconciliation »

Au rythme du procès, il faudra encore quatre ans au procureur pour présenter ses 138 témoins, puis viendront ceux des accusés. S’il est toujours détenu, Laurent Gbagbo aura alors passé près de treize ans en détention préventive, et pourrait bien y fêter ses 80 ans.

Depuis son arrivée à La Haye, le Front populaire ivoirien (FPI), créé dans la clandestinité par Laurent Gbagbo en 1982, s’est déchiré. Les « ultras » faisant de la libération de l’ex-chef d’Etat le préalable à tout dialogue avec le pouvoir. C’est ce diptyque « libération, réconciliation », que brandissait à son tour Alpha Blondy, par un dimanche pluvieux sur La Haye. Le 22 mai, le chanteur de reggae postait une vidéo sur Internet, et plaidait, sans musique, pour la libération des deux détenus, gage de toute réconciliation : « N’oubliez surtout pas, disait le chanteur, que la CPI va aussi sur les réseaux sociaux, quand nous nous insultons (…), ils écoutent et cela peut influencer la discussion. »

« Libérez Laurent Gbagbo ! » : le cri du cœur d’Alpha Blondy
Durée : 01:27

Le 22 juin, l’écrivain et politicien Bernard Dadié et l’ancien premier ministre du Togo, Joseph Koffigoh, lançaient une pétition pour la libération de Laurent Gbagbo. Pour obtenir une libération préventive le temps de son procès, l’ancien président doit obtenir l’accord d’un Etat proche de la CPI. Jusqu’ici, aucun ne s’est porté volontaire, indique une source à la cour. Et les juges se sont par le passé opposés aux multiples demandes du président déchu.