En condamnant mardi 30 août Apple à verser jusqu’à 13 milliards d’euros à l’Irlande, la Commission européenne a ravivé l’instabilité politique dans le pays. De peur que cette décision ne remette en cause leur système fiscal avantageux pour les firmes étrangères, le gouvernement de coalition a annoncé son intention de faire appel de la décision et donc de refuser la somme.

Se disant en « désaccord profond avec la décision de la Commission », le ministre des finances irlandais, Michael Noonan, soutenu par le premier ministre Enda Kenny, a estimé que l’Irlande devait contester cette décision « pour défendre l’intégrité de notre système fiscal, fournir une visibilité fiscale aux entreprises, et combattre l’intrusion des règles européennes dans les compétences souveraines d’un pays membre sur la fiscalité ».

Mais, au niveau de la population comme au sein même de la coalition gouvernementale, l’idée de refuser catégoriquement un « cadeau » équivalent à 23 % du budget annuel du pays a du mal à passer. Le chef du gouvernement espérait contester rapidement la décision de Bruxelles, mais c’était compter sans la réticence des ministres indépendants du gouvernement, non rattachés au parti majoritaire de centre droit Fine Gael. Les premières réunions gouvernementales n’ont pour le moment pas permis d’aboutir à un consensus sur la question de l’appel à déposer ou non devant la Commission. Katherine Zappone, ministre de l’enfance et indépendante, s’en est félicitée, affirmant que « compte tenu des questions complexes, [le gouvernement] aurait eu tort de se précipiter dans une décision ».

Attrayante imposition

Le Financial Times analyse que si le blocage persistait après les réunions des prochains jours, les ministres indépendants de cette jeune et fragile coalition gouvernementale pourraient pousser le premier ministre Enda Kenny à porter ce débat devant le Parlement. Le ministre des transports, du tourisme et des sports, Shane Ross, et le secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Finian McGrath, tous deux indépendants, ont d’ores et déjà demandé l’organisation d’un débat au Dail Eireann (l’assemblée d’Irlande) sur la condamnation de la Commission, mais aussi plus largement pour examiner la politique fiscale du pays, souligne le journal irlandais Irish Examiner.

L’amende infligée par Bruxelles à Apple vise directement les rulings, ces accords fiscaux négociés entre le gouvernement et l’entreprise qui ont permis à la firme à la pomme de ne payer qu’environ 2 % d’impôts par an sur les profits réalisés par ses filiales locales, alors que le taux d’imposition des entreprises en Irlande est de 12,5 %. Ces avantages fiscaux sont considérés comme illégaux, selon la Commission, car vus comme des « aides d’Etat » abusives.

Si tout le système fiscal irlandais n’est pas clairement remis en question par Bruxelles, certains observateurs estiment que cette décision pourrait remettre en cause le très critiqué « dumping fiscal » exercé par l’Irlande au sein de l’Union européenne. Ce que craint le Fine Gael au pouvoir, c’est bien que tout ceci aboutisse à une perte de son attrayante imposition à 12,5 % des bénéfices des sociétés (contre 33 % en France) et fasse fuir les nombreuses entreprises étrangères implantées dans le pays.

Fragile coalition

Pour l’Irish Times, cette division au sein du gouvernement montre en tout cas que la coalition au pouvoir va déjà « de travers », à peine quatre mois après sa constitution à l’issue d’un long blocage. « Même si ces difficultés parviennent à être surmontées dans les prochains jours, cette relation continuera à pourrir », prédit le quotidien irlandais. S’ils acceptent finalement d’appuyer les membres du Fine Gael, les indépendants, qui auront voulu montrer que leur voix compte au sein du gouvernement, « sortiront affaiblis ». « Justifier le choix de refuser 13 milliards d’euros est assez délicat, avouons-le, lance le quotidien. Fine Gael va lui aussi être critiqué, mais Enda Kenny et ses collègues qui ont gouverné durant la pire récession de l’histoire du pays […] y sont habitués. »

Fintan O’Toole, éditorialiste à l’Irish Times, considère pour sa part que « l’Etat se voit donner une occasion inattendue et étrangement indésirable de se revigorer ». Avec 13 milliards d’euros, le pays pourrait notamment s’offrir vingt nouveaux hôpitaux, étendre les transports publics, investir dans les logements sociaux, rappelle-t-il. Pour l’éditorialiste, la condamnation d’Apple est un moment décisif pour la société irlandaise, « longtemps habituée à ne pas vouloir froisser les grosses entreprises – souvent américaines – implantées dans le pays » :

« Nous pouvons continuer à penser que notre identité collective est d’être le meilleur ami des entreprises mondiales – et donc planter fermement notre drapeau dans le passé. Ou nous pouvons faire partie d’une communauté internationale dans laquelle ces sociétés ont des responsabilités, y compris l’obligation de payer des impôts équitables. »