Zoulaha a un beau visage ovale et deux scarifications qui descendent de ses joues comme des larmes. Son regard est doux quoique un peu méfiant. Elle évite de le croiser avec le nôtre par timidité, déférence, ou parce qu’elle craint que cela ressemble à une provocation. Quand elle était dans les gangs des « Palais », un mauvais regard déclenchait une bagarre. Il fallait rester discret, ou foudroyer. Son arme de prédilection était le rasoir, qu’elle cachait au creux de la paume. Frêle féline de 13 ans, elle trompait son monde avec son mètre quarante. Un moment d’inattention de son adversaire, elle lui assénait quelques coups éclairs. C’est ainsi qu’elle a gagné sa réputation de kama kagaya, en langue haoussa. « Petite mais coriace ».

Trois ans plus tard, l’adolescente est apaisée. Dans la cour ombragée de son foyer pour jeunes filles, la violence des gangs de la ville de Zinder semble loin. Ici, avec d’autres adolescentes arrachées à la rue, elle apprend à faire du petit commerce, du tricot et de la couture sur de veilles machines Butterfly. Des pagnes et des foulards, comme les aime Zoulaha. C’est Safia Ibrahim, 32 ans, fondatrice de l’Association des enfants jeunes travailleurs, qui l’a récupérée en 2013 grâce à une grande campagne de l’Unicef pour démanteler ces Palais et réinsérer les mineurs qui les composent.

« Je n’étais plus seule »

« Ce qu’on appelle Palais sont des gangs de jeunes de 13 à 23 ans qui sévissent dans les rues de Zinder et d’autres villes du sud du Niger comme Maradi ou Diffa », explique Safia. C’est un phénomène qui remonte aux années 1990 et était à son apogée en 2011-2012. Pauvreté, surpopulation, déscolarisation, chômage ont poussé des centaines d’adolescents précaires à la rue. Certains ont tenté l’exode à Lagos, au Nigeria, ou à Cotonou, au Bénin, deux pays voisins. « Là-bas, livrés à eux-mêmes, ils ont développé de mauvaises habitudes et fréquentations – drogue, vols et violences – qu’ils ont importées à leur retour au Niger », poursuit-elle. A Diffa, une partie de cette jeunesse désœuvrée s’est tournée vers Boko Haram. A Zinder, ils traînaient leur misère dans les quartiers populaires.

C’est une de ces histoires d’enfance brisée que nous raconte Zoulaha. Née dans le quartier pauvre de Karakara-Sud, à Zinder, Zoulaha a perdu ses parents à 9 ans. Avec ses trois petits frères, elle est allée vivre chez sa grand-mère. Quatre bouches de plus à nourrir quand on est femme de ménage, la grand-mère ne pouvait pas. Zoulaha a dû se sacrifier en quittant les bancs de l’école en troisième primaire pour vendre des beignets au marché. « Un jour, une de mes amies m’a dit qu’elle connaissait quelqu’un qui m’achèterait tous mes beignets invendus, se souvient-elle. Elle m’a amenée vers un groupe de garçons et de filles d’une vingtaine d’années. Un Palais. » Ils l’invitent à se joindre à eux, boivent le thé, discutent toute la soirée. « C’était jovial. Je me sentais bien avec eux. Je n’étais plus seule. J’ai commencé à les voir au quotidien. Une habitude. »

Les beignets, elle ne les vend plus, elle les mange avec son nouveau gang Bassani Bassabou. Les « sans pitié ». Elle a 13 ans et un petit copain de 18. Un dur. Elle est dans la cour des grands, où la misère et les problèmes semblent légers car partagés. « J’étais chargée de garder le matériel pour eux. Nos chaises, nos alcools et nos armes. On avait des machettes, des couteaux, des battes, des chaînes, des rasoirs. » Elle entortille ses bracelets de perles, gênée. « Je m’en suis servi quelques fois, contre des filles surtout. Celles qui essayaient de nous voler. Les garçons, c’était plus souvent quand d’autres jeunes tentaient de piquer leurs copines. Nous. » Elle se frotte l’avant-bras. « Un jour, il y a eu une bagarre à cause d’une fille. Notre chef s’est battu contre celui de l’autre Palais. Il l’a tué à coups de machette. »

Arrêté par la police, placé en maison d’arrêt, libéré peu de temps après. « Il était mineur donc n’a pas été poursuivi pour meurtre », explique Zoulaha.

Drogues, alcool frelaté, médicaments

Sa grand-mère ne pouvait plus supporter ses absences. A ce moment-là, elle a eu envie d’en sortir. Le gouffre était trop grand. « Je pensais tomber. Je savais que, si je restais, je n’aurais jamais de métier, jamais de vie non plus. » L’échappatoire s’est présentée en la personne d’une représentante de l’Unicef. « Elle m’a montré les opportunités que j’aurais en quittant le Palais. Les risques si j’y restais. Comment avoir des enfants avec cette vie ? Ça m’a touchée. Je suis partie. » Des enfants, Zoulaha n’en avait pas encore, contrairement à plusieurs filles de son gang.

Ça piaille, ça crie, ça court dans une maison de Karakara-Sud. « Ce sont des gamins du quartier, mes petits frères et mes fils », s’excuse Zara Moussa, 23 ans à l’ombre d’un appentis en osier. Voisine de Zoulaha, elle aussi faisait partie d’un gang. « Les Stars Lions. Un Palais bien plus puissant que celui de Zoulaha », lance-t-elle. C’est avec l’un des gangsters « intermédiaires » qu’elle a eu son premier enfant, à 19 ans. C’est pour lui aussi qu’elle a quitté sa classe de CM2 pour la vie de Palais. Elle avait 14 ans, lui 20. Il était apprenti mécanicien au garage du coin et venait traîner autour de l’école pour draguer les filles. Elle est partie sur le siège de sa moto à la récréation de 10 heures. « Il m’a présentée au Palais comme sa copine. Je suis tombée amoureuse. Ce n’était pas son physique qui m’intéressait, plutôt l’argent qu’il gagnait avec son gang. »

Dans les bâtisses abandonnées qu’occupent les Palais, les trafics circulent. « On va chercher de la drogue au Nigeria pour la revendre ici », explique Zara. Tout y passe : haschisch, alcool frelaté, parfois du crack ou des drogues dures, mais surtout des compositions maison à base de médicaments. Tramol ou Tramadol, un antidouleur puissant, qu’on écrase pour le sniffer ou l’injecter. Le parfum se boit avec des herbes médicinales. « Moi je n’ai pas touché à tout ça », confie Zara. La drogue ne lui plaît pas depuis que son copain en a utilisé pour abuser d’elle. « Je refusais ses avances alors, un jour, il m’a invitée à boire le thé, raconte-t-elle. Il a dû verser un somnifère puissant, parce que je me suis réveillée trois jours plus tard chez mes parents avec des douleurs au bas-ventre. Ma famille a cru que j’étais possédée par les génies. Ils m’ont fait des fumigations. »

Une bouteille de parfum « Paris en fleurs » comme en buvait les membres du gang de Zara. | Matteo Maillard

Pourtant, elle a continué à le fréquenter, « sans savoir pourquoi », admet-elle. C’est à ce moment qu’elle tombée enceinte. « Pour mon père, c’était un déshonneur, raconte-t-elle. Engrossée hors mariage et avec un voyou ! Je l’ai vu pleurer devant moi d’humiliation. Il ne sortait plus. Ne voyait plus ses amis. Ça m’a secouée. J’avais honte, peur de perdre ma famille et le bébé. C’était le premier, je ne savais pas comment ça pouvait se passer. J’ai diminué mes visites au Palais. Et puis je n’y suis plus retournée. »

« Pas les mêmes erreurs »

Zara a eu trois jours de travail à la maternité. Une souffrance affreuse à laquelle les médecins ont mis un terme par une césarienne. L’enfant va bien. Il joue avec les copains près de la maison. Il ne connaît pas son père et ne le connaîtra sans doute jamais. « J’aimais mon copain. J’aurais accepté le mariage s’il me l’avait proposé. Mais il s’en foutait. Il voulait que j’avorte. Ce qui est très dangereux pour les femmes au Niger. C’est illégal, donc tu dois le faire clandestinement au Nigeria et, si tu te fais attraper, tu passes le reste de ta vie en prison. Ici elles sont pleines de femmes condamnées pour infanticide. »

Zara avec ses deux enfants de pères différents. Un gangster et un chauffeur. Elle est aujourd’hui divorcée. | Matteo Maillard

A la nouvelle de l’accouchement, le copain a quitté le Niger pour la Libye. « Il était connu pour plusieurs faits de violence, dont le passage à tabac d’un soldat dans un bar militaire qui l’a envoyé à l’hôpital pour plusieurs jours. Il est parti car il avait peur que mon père porte plainte et le dénonce. » Zara est retournée vivre chez ses parents. Ils lui ont pardonné et son père est même allé inscrire le fils de Zara à l’école. Puis elle a eu un deuxième enfant avec un chauffeur de bus, dont elle est aujourd’hui divorcée. Un mariage qui avait rassuré ses parents. La famille ne se liait pas avec un voyou. Mais l’union n’a pas duré et Zara n’en dira pas plus.

Zara fréquentait le foyer de Safia où elle a appris la couture mais n’y va plus. « Il faut que je fasse du petit commerce pour pouvoir gagner assez d’argent et nourrir les enfants, payer leur éducation, assure-t-elle. Je ne veux pas qu’ils fassent les mêmes erreurs que moi. » Savent-ils pour son passé sulfureux ? « Non, je ne veux pas. Je leur dirai juste que je sais que, dans le Palais, la vie est vouée à l’échec. »

Quelques tags des gangs Palais restent visibles sur les murs du quartier Karakara, à Zinder dans le sud du Niger. | Matteo Maillard

Sans doute n’aura-t-elle pas besoin de le leur dire. Aujourd’hui, à Zinder, les Palais ont presque tous disparu, notamment grâce au travail d’associations comme celles de Safia, qui a accueilli 115 filles désœuvrées, dont 55 anciennes des Palais. « Déjà 55 de sauvées ! », rit-elle. Les anciens camarades de Zoulaha et Zara ont presque tous pris d’autres voies. Elles en croisent quelques-uns dans le quartier, à l’atelier de couture ou lors de cérémonies. Des fêtes de mariages qui rappellent à Zara ce sentiment d’appartenance à un groupe, à un tout.

Dans les rues poussiéreuses et défoncées de Karakara, on aperçoit encore sur des murs croulants les tags sombres des Palais et les prénoms écarlates gravés dans des cœurs presque effacés.

Le sommaire de notre série « Un combat pour la vie »

Voici, au fur et à mesure, la liste des reportages de notre série d’été à la rencontre des femmes du Sahel. Le voyage va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.

Cet article est un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.