Jean-Paul Delevoye, en mai 2016, dans les locaux de Superpublic, à Paris, un espace consacré à la « transformation de l’action publique ». | Laurent Hazgui / Divergence pour M Le magazine du monde

Ancien ministre, ancien médiateur de la République et ex-président du Conseil économique, social et environnemental (poste qu’il a quitté en décembre 2015), Jean-Paul Delevoye reste impliqué dans de nombreuses fondations. Pour temps de temps, celui qui a été maire de Bapaume (Pas-de-Calais) de 2004 à 2014 analyse les horizons temporels qui traversent la politique.

Comment la notion de temps s’appréhende-t-elle en politique ?

Dans cette période où la révolution numérique modifie le rapport au temps, à l’espace et à l’autre, la notion de temps est une donnée politique fondamentale. Nous avions des croyances et des idéologies. On était libéral, gaulliste, communiste. Il existait des idéaux, des visions qui transcendaient et agrégeaient autour d’une espérance positive. Cette temporalité partagée favorisait la cohésion des nations.

Aujourd’hui, la disparition des idéologies est telle que le religieux l’emporte sur le politique, et que le spirituel fragilise le temporel.

L’élu, lui, a une nécessaire vision sur le moyen terme. Parce que sans vision, il n’y a pas de projet et sans projet, il n’y a pas de mobilisation. Mais le raccourcissement du temps l’oblige à écourter ses messages : alors que les discours duraient plusieurs heures et les articles s’étalaient sur plusieurs pages, aujourd’hui, l’on recourt à mot, un tweet…

Quelles conséquences cela a-t-il sur la pratique politique ?

La colonne vertébrale d’un élu, ou d’une politique, doit être construite autour d’une vision ou d’un cap soit très clair. C’est fascinant, car l’incertitude du présent ne doit pas fragiliser la certitude du futur, et la gestion des émotions ne doit pas fragiliser les convictions.

« La disparition des croyances et des idéologies est telle que l’on donne de l’importance au présent alors que les peuples ont besoin d’un apaisement quant au futur. »

Au moment où les émotions donnent naissance à des mouvements politiques imprévisibles, les élus deviennent de plus en plus gestionnaires et de moins en moins visionnaires. Les campagnes électorales sont aujourd’hui bâties sur la garantie des chiffres, la maîtrise des dépenses, on a des campagnes comptables et non pas des campagnes d’envies. Or notre objectif n’est pas de fuir le présent mais de donner la gourmandise du futur.

Ce court terme dicté par les campagnes électorales, la disparition des croyances et des idéologies sont tels que l’on donne de l’importance au présent, alors que les peuples ont besoin d’un apaisement quant au futur : les transformations, les ruptures et les métamorphoses que nous allons vivre sont si importantes que la promesse d’un futur doit être plus forte que la perte du présent. Pourquoi changer sinon ?

Devrions-nous donc opérer une révolution culturelle dans notre manière de gérer le temps ?

Je le pense oui, car chaque séquence de temps vécu est une rupture. La métamorphose que nous vivons est telle que le temps sera bientôt une transformation permanente. On peut être une vedette sur les réseaux sociaux à 12 ans et rester un investisseur actif à 92 ans… Cela nous incite à revisiter toutes nos politiques : l’âge ne peut plus être une rupture, le regard sur l’échec doit changer, et l’on doit s’adapter au temps et au parcours potentiel des gens. La potentialité temporelle sera un élément à intégrer, et ce surtout avec les avancées médicales qui vont engendrer des disparités encore plus fortes entre les gens en termes de durée de vie ou d’inégalité face à la maladie. Nous devons acter sur des questions éthiques et les limites à ne pas franchir. Ce n’est pas le temps passé qui va compter, mais le temps vécu.

« De nombreux politiques accordent beaucoup d’importance au temps court et à la réaction. »

Cette notion de temps sera d’autant plus importante dans une société de partage, où le temps que l’on peut offrir aux autres constituera une richesse des temps modernes. Plus on va donner du temps aux gens par la robotisation ou l’augmentation de la durée de vie, plus on va conférer au temps une importance politique majeure. L’essentiel sera de garantir la liberté de choix dans l’usage du temps.

Laurent Hazgui / Divergence pour M Le magazine du monde

Pensez-vous que la notion de temps est suffisamment prise en compte en politique ?

En politique, la gestion du temps est dans toutes les têtes, mais cette gestion peut être électorale pour les uns, fondée sur des transformations lentes et comportementales pour les autres. Certains événements créent des priorités temporelles – une intervention militaire par exemple – qui viennent percuter le temps de recul souhaité par les dirigeants quand elle doit être décidée dans l’urgence. Cela dépend donc des politiques. Nombre d’entre eux accordent beaucoup d’importance au temps court et à la réaction, avec la tentation de semer des petits cailloux émotionnels. Pour eux, l’absence de temps médiatique est une preuve de faiblesse.

Sans parler de la confusion populaire entre le danger et le risque, qui a des conséquences sur le temps de l’action politique. Politiquement, on doit être attentif au risque, mais cette confusion est telle que l’on est tenté de ne plus rien faire. Le principe de précaution neutralise tout.

Nous serions entrés dans l’ère de l’anthropocène et tout se passe comme si cette dimension n’était pas prise en compte en politique…

Si les opinions n’ont pas pris conscience des enjeux, je crains que les politiques ne soient pas tentés de changer.

« Nous sommes dans des moments de conflit redoutables où le chacun pour soi peut l’emporter sur le chacun pour tous. »

Il a fallu vingt ans de pédagogie scientifique pour que l’opinion internationale accepte que l’homme est responsable de la fragilité de la nature. C’est seulement à partir de là que les conférences ont pu se multiplier, mais on voit bien la difficulté qui existe entre la nécessité d’adapter à court terme pour gagner sur le long terme et le refus de se remettre en question… Nous sommes donc dans des moments de conflit redoutables où le chacun pour soi peut l’emporter sur le chacun pour tous.

La solution réside donc sans doute dans la façon dont nous travaillerons la conscience des peuples. La notion d’acceptation sociale est une donnée nouvelle : aucune décision politique ne peut être prise sans la volonté des peuples de l’accepter et donc de la comprendre. C’est la raison pour laquelle il faut agir sur le système éducatif, revaloriser le sens du débat dès l’école, redonner aux enfants le goût d’entreprendre… Je suis convaincu que c’est en travaillant la sagesse citoyenne que l’on arrivera à faire bouger les politiques, en étant attentif non plus uniquement au pouvoir mais aussi à l’influence du pouvoir.