La présidente du FN souhaite tendre « la main » à ces territoires « en souffrance ». | ERIC FEFERBERG / AFP

Etre là où on ne l’attend pas forcément. A quelques mois de la présidentielle, le Front national (FN) affine sa stratégie de conquête du pouvoir. Après avoir cherché à développer un discours sur des thèmes qu’il n’a pas l’habitude d’aborder, comme la culture, l’écologie ou la santé, le parti d’extrême droite affiche également désormais sa volonté d’élargir son champ d’influence dans les banlieues et les quartiers populaires, qu’il dit avoir l’ambition de « réconcilier avec la République ».

La première pierre de ce nouveau chantier a été posée en janvier, avec la création de Banlieues patriotes, l’un des dix collectifs rattachés au Rassemblement bleu Marine, sorte de groupes de travail chargés de nourrir le programme présidentiel de Marine Le Pen. « Cet espace territorial s’est progressivement installé dans notre débat politique », assurait alors la présidente du parti, avant de tendre « la main » à ces territoires « en souffrance ».

C’est dans cette optique que Banlieues patriotes doit lancer prochainement « Mon quartier la France », une émission consacrée à « ces territoires abandonnés ». Diffusée sur Internet tous les deux mois dans un premier temps, l’émission sera calquée sur le modèle de « Bondy blog café ». Le symbole est fort : créé en 2005 pendant les émeutes dans des banlieues françaises par des journalistes suisses – dont Serge Michel, aujourd’hui grand reporter au Monde –, le Bondy blog avait pour objectif de « raconter les quartiers populaires et de faire entendre leur voix dans le grand débat national ». Depuis 2011, il se décline aussi sous forme d’émission, « Bondy blog café », qui reçoit une fois par mois une personnalité politique dans un café de Bondy, dans la Seine-Saint-Denis.

Le Front national veut s’approprier cette recette avec « Mon quartier la France », dont l’ambition affichée est d’accueillir, elle aussi, un invité dans un café de banlieue, autour d’un thème en lien avec les banlieues. L’objectif, selon Jordan Bardella, président du collectif Banlieues patriotes : « Faire de la pédagogie sur les idées du parti » et, surtout, « désamorcer les idées reçues » à son encontre auprès des habitants de ces quartiers, les jeunes en particulier, très présents sur Internet. Une manière pour le parti de contourner les difficultés à faire du militantisme sur ce terrain. « C’est un peu compliqué de faire du tractage dans ces zones, reconnaît M. Bardella, qui est également conseiller régional FN d’Ile-de-France. Ce sont des zones où le taux d’abstention est très élevé, où les gens sont désenchantés vis-à-vis de la politique. »

Car s’il y a encore un territoire qui résiste aux militants du FN, ce sont bien les communes de banlieue et les quartiers populaires, où une très grande partie de la population est issue de l’immigration. « Historiquement, ces zones ont toujours voté massivement à gauche, et c’est encore le cas. L’idée qu’elles se mettent de plus en plus à voter Front national est un fantasme », souligne Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l’IFOP. Selon lui, non seulement il n’y a pas de vote frontiste massif dans les banlieues, mais il y a en plus une mobilisation anti-FN assez importante, particulièrement au second tour en cas de duel entre le FN et la droite ou la gauche.

Une mutation de la population très défavorable au FN

Ce n’est pourtant pas faute pour le FN d’avoir essayé de s’implanter dans ces territoires. Jusqu’au milieu des années 1990, le parti réalise des scores très importants dans certaines banlieues, de la Seine-Saint-Denis notamment, à la faveur d’une cohabitation difficile entre population européenne et population immigrée d’origine maghrébine, rappelle Jérôme Fourquet.

Mais, dix ans plus tard, les scores du FN s’effondrent. Les banlieues n’ont plus le même visage : la population issue de l’immigration maghrébine et africaine est devenue très importante voire parfois majoritaire, tandis qu’une part significative des habitants non issus de cette immigration a quitté ces territoires.

C’est l’échec de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 face à Jacques Chirac qui sonne l’heure de la reconquête des banlieues, selon le politologue Joël Gombin, spécialiste du vote frontiste. A l’occasion de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, le président du FN fait appel à plusieurs personnalités, dont l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, pour le conseiller sur le sujet. Le candidat prononce alors un discours remarqué à Argenteuil (Seine-Saint-Denis) lors duquel il qualifie les jeunes issus de l’immigration de « branches de l’arbre France ». Une stratégie avec laquelle Marine Le Pen, à l’époque directrice de campagne, a pris ses distances par la suite.

Après un nouvel échec lors de cette élection (10,44 %), cette stratégie est peu à peu mise de côté, avant que le Front national de la jeunesse ne revienne à la charge sur le sujet, devenu plus que jamais un enjeu électoral. Avec cette fois, comme le souligne Joël Gombin, la bénédiction de Marine Le Pen, devenue entre-temps la nouvelle présidente du parti.

La forme du discours change, pas le fond

La constitution très récente de Banlieues patriotes s’inscrit dans ce changement de stratégie. Mais si le discours s’adapte, se fait pédagogique, s’applique à déconstruire les clichés en s’aventurant notamment sur des sujets chers à la gauche, comme le droit et l’émancipation des « femmes de nos banlieues », il ne change pas pour autant sur le fond, et reprend les arguments traditionnels du parti, tels l’insécurité et le rejet du « communautarisme ».

« Il y a urgence à reconsidérer ces zones, où une minorité d’individus plombent la vie de la majorité, comme des territoires de la république. Il faut dire à ces gens qu’ils ont les mêmes droits mais aussi les mêmes devoirs, et rétablir le respect de la loi, de l’ordre et de la laïcité », déroule Jordan Bardella, avant de fustiger trente ans de politiques de la ville « à la source de maux d’ordre culturel et cultuel » dans ces territoires « ghettoïsés ».

Descendant d’immigrés italiens du côté de sa mère, Jordan Bardella, étudiant en troisième année de licence à la Sorbonne, a grandi à Saint-Denis, où il vit encore. Un ancrage qui joue en faveur de sa légitimité pour aborder ces sujets, toujours avec le souci de ne pas passer pour un « parachuté ». A la fin de l’année, le jeune élu de vingt ans vise l’organisation d’une « convention nationale pour une république apaisée », en présence de « Marine », et bien sûr une poussée du vote frontiste dans les banlieues en mai 2017.

Un pas de plus vers la dédiabolisation du parti

« Ils peuvent réussir à séduire un électorat arabo-musulman sur certains points, notamment sur l’insécurité souvent très forte dans ces quartiers, estime Jérôme Fourquet. Mais, à partir du moment où le principe actif du vote frontiste demeure le rejet de l’immigration et la crainte de l’islamisation, je ne vois pas comment le FN peut s’adresser efficacement à cette population et se poser comme une alternative à la gauche et à la droite. »

Plus que de conquérir cet électorat, le parti d’extrême droite tente finalement d’augmenter, au moins un peu, ses scores dans ces territoires. « Si le FN parvient à passer dans l’électorat issu de l’immigration de moins de 5 % à 10 % ou 15 %, cela peut représenter une marge de progression non négligeable au niveau global », dit Jérôme Fourquet. Cette progression, même faible, serait une pierre de plus à l’édifice de dédiabolisation du parti bâti par Marine Le Pen.