Les lauréats 2016 de l’opération « Talents numériques », à Shenzen, en Chine. | Eric Nunès

Hilares et heureux, une quinzaine de jeunes français, élèves ingénieurs et apprentis développeurs s’égarent dans le dédale d’une métropole verticale et chinoise. Bienvenue à Shenzen, microscopique port de pêche il y a trente-cinq ans, devenue une cité tentaculaire de seize millions d’habitants où les tours poussent à la vitesse du bambou.

Difficile de garder des repères entre les grues et les gratte-ciel. Le GPS des téléphones portables a le tournis, désorienté par l’entrelacs d’autoroutes urbaines sur lesquelles progressent lentement des flots continus de berlines. Peu de répits, heure de pointe ou pas, l’embouteillage est la règle jusqu’au bout de la nuit.

« Cela fait trois fois qu’on passe dans cette rue. La dernière fois que je suis venu dans ce quartier, ce bloc d’immeubles n’existait pas ! », constate, défait, le guide chinois. Puis finalement, au-dessus d’un escalier de béton encore brut, on peut lire ces trois mots : « La french tech », un micro-îlot d’innovation à la française dans ce qui se veut la Silicon Valley chinoise. Le petit groupe s’ébroue, soulagé de la moiteur subtropicale par la climatisation d’une pépinière d’entreprises hi-tech. « On y est ! », annonce le guide.

Ces jeunes un peu déboussolés sont les lauréats du concours « Talents numériques », organisé par Huawei, géant chinois des télécommunications, constructeur de smartphones, de tablettes, de montres connectées et de systèmes de réseaux chargés du transport des données numériques. Ils sont élèves de Centrale Supélec, de l’Esiee Paris, de Télécom Lille et de l’école de code Web@cadémie. Depuis huit ans, la compagnie chinoise ramifie ses réseaux, se rapproche, petit à petit, des meilleures écoles de la planète.

Des relais dans 77 pays

C’est en 2008 que le champion des télécoms a commencé à tisser sa toile à l’étranger, quand une poignée d’étudiants thaïlandais ont été invités à découvrir le savoir-faire de leur puissant voisin du nord. En 2011, la France, le Luxembourg et le Royaume-Uni sont les premiers pays européens à entrer dans le radar de la multinationale. Aujourd’hui, l’entreprise a établi des relais sur tous les continents et dispose d’un outil de repérage de jeunes talents dans 77 pays.

Chaque semaine, plusieurs groupes d’étudiants sélectionnés sont gracieusement invités par la multinationale à découvrir la Chine, un peu de son patrimoine et surtout « Huawei City », une ville de 40 000 âmes dans la mégapole de Shenzen. C’est là que se situe le centre décisionnel de la compagnie, le campus et le centre de recherche et de développement, centre nerveux de la guerre technologique.

Retour à la pépinière. Une bière chinoise à la main, les élus français de l’édition 2016 écoutent des aînés qui ont déjà fait leur « longue marche », quitté l’Hexagone pour les promesses du Far Est. Christophe Branchu est de ceux-là. Jeune designer français, il a laissé la Loire-Atlantique pour devenir patron de sa start-up à un jet de pierre de Hongkong. Selon lui, « La chine, c’est une classe moyenne de centaines de millions d’individus qui vont vouloir se faire plaisir et consommer ». Un marché à saisir pour de jeunes talents inventifs, sur un territoire où les usines fourmillent et où toutes les réalisations semblent possibles. Nicolas Estezet, 24 ans, étudiant développeur à la Web@cadémie, est sous le charme : « Je pourrais construire un futur ici. » Mais ce n’est pas l’objectif de Huawei.

Sur les centaines d’étudiants qui ont bénéficié du programme, ils ne sont qu’une poignée à avoir rejoint la compagnie. Huawei ainsi que de nombreuses entreprises chinoises pâtissent d’un défaut de notoriété sur les marchés européens et américains. La priorité n’est pas de les attirer au siège, mais d’utiliser leurs talents et leur influence, dans les pays qui les ont formés.

De futurs ambassadeurs

Les futurs ingénieurs et développeurs invités seront les cadres des entreprises de télécommunication de demain, bâtiront des projets, contrôleront les politiques d’achats de leurs entreprises dans des dizaines de pays. « Il est nécessaire qu’ils connaissent nos produits », explique Holy Ranaivozanany, directrice de la responsabilité sociale de l’entreprise. Se faire connaître donc, mais pas seulement : « Huawei a également pour but de convaincre que ses produits sont bons », poursuit Philippe Picard, responsable des partenariats entreprises de l’Esiee. « Ces étudiants seront nos ambassadeurs », résume Holy Ranaivozanany.

Constructeur de smartphones, de tablettes, de montres connectées et de systèmes de réseaux chargé du transport des données numériques, Huawei présente chacune de ses réalisations dans l’écrin futuriste de son centre média de Shenzen, mais ce centralisme est le seul. Pour rivaliser avec Samsung et Apple sur les produits grand public et concurrencer Cisco dans le transport de données, la société recrute et s’installe où les talents se trouvent : grandes écoles et universités et ce, sans distinction de nationalité.

En Finlande, où est né Nokia, la firme a ainsi ouvert en 2012 un centre de recherche et de développement ; elle emploie 170 personnes mobilisées sur le futur de la téléphonie mobile. Celui de Milan est spécialisé sur les micro-ondes, et les laboratoires de Munich mobilisent 400 cerveaux sur les antennes relais de demain.

Les talents reconnus « fabriqué en France »

Quelles sont les compétences que le géant chinois cherche dans les écoles de l’Hexagone ? « L’ingénierie à la française possède un socle technique en télécommunication et réseaux solide ainsi que dans les matières scientifiques poussées », répond Narendra Jussien, directeur de Télécom Lille. Mais pas seulement. La dimension supplémentaire qu’on trouve également en France, ce sont les softs skills : le savoir être, des compétences managériales. Nous avons mis en place une formation qui nous permet de travailler entre deux façons de penser. » Une valeur à forte valeur ajoutée pour une entreprise planétaire dont la culture de la maison mère est très éloignée de ses filiales.

Le design fait également partie des atouts des étudiants tricolores, selon Philippe Picard. C’est en effet en Ile-de-France que la compagnie a implanté son centre de design, chargé de façonner l’identité visuelle de la marque et de ses produits. Autre atout tricolore : « Paris compte une forte concentration de mathématiciens », souligne Roland Sladek, vice-président en charge des médias internationaux chez Huawei. Les mathématiques sont la base de toute technologie, mais pas question de délocaliser ces cerveaux. C’est au centre de recherche de Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine, que les « as » des nombres complexes vont, à terme, permettre le fonctionnement en 5G de produits qui seront estampillés « made in China ». En un an, 74 mathématiciens ont été recrutés et 38 brevets déposés.

Les établissements d’enseignement supérieurs en France et à l’étranger ne servent donc pas seulement à nourrir les relais de distribution de l’entreprise, ils façonnent, chacun avec son excellence, les produits les plus innovants du constructeur chinois.

Les intérêts partagés des constructeurs et des écoles

Les écoles également bénéficient de leur rapprochement avec les grandes entreprises. Intel, Cisco, Lenovo… multiplient les partenariats avec les formateurs, au bénéfice des étudiants, estime Philippe Picard : « Qu’il s’agisse de télécommunications ou de systèmes et réseaux, avant d’utiliser un produit il faut savoir comment il a été conçu. » Des machines sur lesquelles les étudiants deviendront des experts puis les juges de leur qualité.

Les dons de matériel aux écoles ainsi que les mécénats sont la règle. Les bonnes relations se scellent en cash par l’intermédiaire de la taxe d’apprentissage, pilier du financement des établissements publics ou privés d’enseignement, que versent les entreprises.

Une salle de classe du campus Huawei, où des binômes étudient les produits maison.

Entre une opération de formation destinée à faire d’eux des ingénieurs plus complets et une stratégie marketing à long terme, les élèves ont clairement identifié la fine ligne de crête sur laquelle ils évoluent. Dans une salle de classe du campus du constructeur, des binômes se sont formés. A l’ordre du jour, appréhender les produits maison. « A l’école nous ne travaillons que sur des produits Cisco, reconnaît Robin Mouquet, 22 ans, de Télécom Lille. Il est évident que lorsque nous seront ingénieurs nous serons appelés à être déployés auprès des opérateurs qui seront leurs clients et nous achèterons les produits que nous maîtrisons. »

Comme une bande d’enfants lâchés dans un magasin de jouets, les quinze étudiants sont esbaudis par la démonstration de déploiement de la 4.5G et des applications de la future 5G que leur présente leur hôte, notamment la voiture sans conducteur. Yves Baudet, 21 ans, élève à Centrale Supélec, qui n’est pas pourtant pas dupe de l’aspect « prosélyte » de son séjour chinois, se dit conquis. Les communicants de cette « opération séduction » lui ont donné le nom de code « Graine pour le futur ». Elle semble porter ses fruits.