Teodorin Obiang a tellement de voitures de luxe qu’il choisit son véhicule en fonction de la couleur de ses vêtements. « Je porte des chaussures bleues, alors sors ma Rolls bleue », aurait-il lancé un jour à son chauffeur à Malibu. Le fils du président de Guinée équatoriale possède de l’immobilier aux Etats-Unis évalué à quelque 100 millions de dollars (89,6 millions d’euros), au Brésil pour près de 120 millions de dollars et un hôtel particulier à Paris pour quelque 30 millions d’euros, sans compter le coût des rénovations pour en faire un triplex avec discothèque et sauna.

Cette fortune, issue de commissions versées par des compagnies pétrolières et de taxes gouvernementales sur les exportations, transite en partie par la Suisse puisque l’immeuble parisien de Teodorin Obiang appartient à cinq sociétés suisses. Et pourtant, alors que la France s’apprête à juger Teodorin Obiang, que les Etats-Unis ont déjà ouvert plusieurs enquêtes, le ministère public de la Confédération helvétique n’a pas ouvert de procédure et refuse de s’en expliquer.

Un hôtel particulier parisien à 25 millions d’euros

« Il y a tout ce qu’il faut comme éléments dans le dossier pour déclencher une enquête, mais ce n’est pas la première fois que les autorités judiciaires suisses font preuve d’une certaine passivité », estime William Bourdon, avocat de Transparency International, l’association qui a porté plainte contre Teodorin Obiang en France et a déclenché l’enquête qui vient d’être bouclée à Paris en mai. Seul le ministère public genevois se demande encore s’il y a matière à procédure. Il a ouvert une enquête préliminaire mais ne communique pas à ce sujet.

L’enquête du Temps montre comment, en Suisse, on accepte l’argent d’un dirigeant d’un pays réputé extrêmement corrompu, où le président vient d’être réélu avec un score soviétique et où son fils Teodorin, déjà nommé vice-président de la République, est promis à sa succession. Les administrateurs suisses savaient qu’ils travaillaient pour Teodorin Obiang et que son argent venait directement de comptes en Guinée équatoriale.

Tout a commencé en 2004, le jour où une riche famille saoudienne a décidé de vendre à Teodorin Obiang cinq sociétés suisses, propriétaires de cinq appartements dans un luxueux immeuble parisien, au 42, avenue Foch. Pour rassurer le Crédit Lyonnais suisse qui va recevoir le paiement de quelque 25 millions d’euros en provenance directe de Guinée équatoriale, un avocat genevois – aujourd’hui retraité – brandit une lettre de l’avocat parisien de Teodorin Obiang attestant que les fonds sont licites. Il fait aussi référence à Interpol et à quelques vérifications faites aux Etats-Unis.

Sur la base de ces informations, la vente a lieu. Mais l’avocat est passé à côté des enquêtes américaines qui montrent à quel point le pouvoir équato-guinéen est corrompu. Il n’a pas non plus découvert le litige en Afrique du Sud, au cours duquel Teodorin Obiang reconnaît par écrit que son argent provient de pots-de-vin sur des contrats pétroliers.

Valises remplies de billets

Un agent fiduciaire genevois, déjà en relation d’affaires avec l’avocat, accepte le mandat d’administrer les sociétés suisses d’Obiang avec quelques craintes. Il demande à son nouveau patron de lui signer une décharge en responsabilité pour toutes ses activités comme administrateur. Il essaie ensuite d’ouvrir des comptes en banque pour les sociétés suisses d’Obiang, mais affirme ne pas y être parvenu. Lorsque des fonds étaient nécessaires, l’agent fiduciaire devait s’adresser à un dénommé Ernest, le banquier privé d’Obiang en Guinée équatoriale et les paiements étaient faits depuis un compte là-bas.

Teodorin Obiang Nguema avec sa compagne danoise, Christina D. Mikkelsen, le 23 décembre 2014 à Malabo. | AFP

L’agent fiduciaire crée aussi une société en France, Foch Services, détenue par Ganesha, l’une des cinq sociétés suisses. Celle-ci règle toutes les dépenses desdites sociétés helvétiques. Foch Services reçoit son argent directement de la société guinéenne de Teodorin Obiang, la Somagui, censée représenter une société forestière mais alimentée en fait par l’argent des taxes et des commissions des contrats pétroliers.

Les montants sont énormes parce que, pendant ces années-là, Obiang procède aux rénovations de son immeuble parisien. Les administrateurs suisses se rendent souvent au 42, avenue Foch pour voir Teodorin Obiang. Ils y rencontrent d’autres employés, notamment des cadres de la Somagui. Ils sont de ce fait assez bien informés des affaires du ministre, voient les tableaux de maître et les valises en crocodile remplies de cash. Selon le réquisitoire déposé par le parquet français en mai, un ancien chef de cuisine de Teodorin affirme « avoir observé la présence de valises d’espèces en euros et en dollars servant à régler des dépenses somptuaires […]. Il savait que ces valises provenaient de Guinée équatoriale et évaluaient ces espèces à environ 10 millions de dollars ».

L’administrateur qui savait tout

Au bout de quelques années, les prétentions salariales de l’agent fiduciaire – de quelques centaines de milliers de francs par an – commencent à poser problème à Teodorin Obiang qui le renvoie. Pour le remplacer, il fait appel à une société genevoise, BDO. Cette dernière conduit une « due diligence » qui se révèle négative, raison pour laquelle elle refuse le mandat. Mais l’un de ses employés s’arrangera malgré tout pour trouver un administrateur à qui il donne des coups de main en coulisses. Ce dernier découvre qu’aucune comptabilité ni aucune déclaration d’impôts n’ont été faites depuis l’achat des sociétés en 2004. Il décide d’y remédier et paie quelque 50 000 francs d’arriérés par société. « Avoir cinq entreprises en Suisse, cela permet d’échapper au fisc français et de payer très peu d’impôts. C’est la raison de ce montage », explique-t-il au Temps.

Mais ces frais supplémentaires ne plaisent pas à Teodorin Obiang qui demande à l’employé de BDO de reprendre la main. Ce dernier témoigne dans l’émission de France 3 « Pièces à conviction » en janvier 2013 : « Ces fonds [de la Somagui Forestal dont Teodorin Obiang est le seul actionnaire] viennent des concessions pétrolières. Je peux vous certifier que les documents existent. Il s’agit des droits de concession liés à l’établissement de puits de pétrole, soit 290 à 300 millions d’euros pour l’exploitation d’un puits. »

Malgré ce qu’il sait sur l’origine des fonds, l’homme accepte le mandat. Il est inscrit au registre du commerce comme administrateur le 23 décembre 2010, mais affirme avoir été aussitôt démis de ses fonctions par le versatile ministre des forêts de Guinée équatoriale. Depuis, deux autres administrateurs ont encore accepté de travailler pour lui en Suisse. Et seule une de ses sociétés a été supprimée.

Teodorin Obiang sera jugé en France pour détournement d’argent public, corruption et blanchiment d’argent. Après le dépôt du réquisitoire le 25 mai, ne reste plus qu’à fixer une date. Aucune des personnes qui a travaillé pour lui en France n’est poursuivie pour complicité.

Ces zones d’ombre que la Suisse ne veut pas lever

Côté suisse, certains aspects sont toujours dans l’ombre. Quelles banques suisses hébergeaient les comptes de Teodorin et avec quelles conséquences judiciaires ? La Finma refuse de dire si elle a ouvert une enquête dans ce dossier. Elle n’en a, en tout cas, transmis aucune au ministère public.

Pourtant, selon le réquisitoire soumis au parquet français le 25 mai, « pour l’ensemble de la période 2004-2011, près de 110 millions d’euros provenant du Trésor public équatorien sont venus créditer le compte personnel de Teodorin avant, en partie, d’alimenter les comptes bancaires ouverts au nom des sociétés suisses ». Il semble qu’il y avait donc bien des comptes bancaires au moins pendant une période, même si les administrateurs suisses affirment au Temps qu’il n’y en avait pas.

Par ailleurs, alors qu’il semble bien que ni administrateur, ni banque n’auraient dû travailler pour Teodorin Obiang en Suisse, la raison pour laquelle la justice suisse n’a pas ouvert d’enquête est loin d’être claire. Selon l’avocat spécialisé dans la criminalité économique, Lionel Halpérin, il faut trois conditions pour poursuivre quelqu’un pour complicité en Suisse : l’argent doit provenir d’un crime, le complice doit savoir que c’est le cas ou au moins présumer que c’est le cas et avoir accompli des actes propres à entraver l’identification des avoirs. Au moins deux administrateurs ont proposé des solutions à Teodorin Obiang pour dissimuler qu’il était le réel propriétaire des sociétés suisses. « L’activité d’organe de sociétés de domicile est considérée comme une activité d’intermédiation financière soumise à la loi sur le blanchiment d’argent, explique le secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SIF). Dans ce cas, toutes les obligations de diligence prévues par la législation anti-blanchiment d’argent sont applicables, comme la vérification de l’origine des fonds. » Selon les informations du Temps, les administrateurs ne possédaient pas de documents prouvant l’origine des fonds.

Ils sont sept à avoir administré les sociétés de Teodorin à tour de rôle. Ceux qui ont répondu aux questions du Temps. Ils estiment avoir fait les choses dans les règles et affirment avoir procédé à toutes les vérifications nécessaires avant d’accepter ce mandat.

Pour la Confédération, pas de problèmes dans les affaires de Teodorin Obiang

Deux administrateurs ont eu le réflexe de s’adresser à la Confédération helvétique avant d’accepter de travailler avec Teodorin Obiang. Le premier a demandé au secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), en 2004, de faire un point de la situation. Ce serait l’ambassade suisse, dans un pays voisin de la Guinée équatoriale, qui se serait chargée de répondre qu’il n’y avait aucun problème connu avec Teodorin. Quelque deux ans plus tard, un second administrateur s’est adressé au SECO et à la Police fédérale (Fedpol). Les deux instances lui auraient répondu qu’elles n’avaient pas connaissance de problèmes particuliers.

A cette époque, le fils Obiang est pourtant déjà concerné par plusieurs enquêtes aux Etats-Unis, notamment le scandale de la banque Riggs, et par un jugement civil en Afrique du Sud.

Fedpol confirme qu’il y a eu un échange

Interrogé, le SECO affirme n’avoir aucune trace d’un tel échange et ajoute que, concernant des informations sur les personnalités exposées politiquement (PEP), ce sont les affaires étrangères ou le secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SIF) qui sont compétents. Ces derniers ont répondu au Temps qu’ils n’avaient pas mandat pour répondre aux questions d’intermédiaires financiers.

Fedpol confirme avoir la trace d’un échange avec l’administrateur concerné mais ne plus posséder le contenu de la correspondance. « En raison de la loi sur la protection des données, les documents doivent être détruits au bout d’un certain temps, explique sa porte-parole, Anne-Florence Débois. Fedpol n’a pas un rôle de conseil auprès des intermédiaires financiers qui ont le devoir légal de s’informer eux-mêmes au sujet de leurs clients. »

Cette enquête a été réalisée par Marie Parvex, journaliste au quotidien suisse Le Temps.