Censurée pour « contenu obscène », Papi Jiang a juré de ne plus jurer dans ses sketchs. | Capture d'écran Web

En à peine six mois, Jiang Yilei est sortie de l’anonymat grâce à des vidéos diffusées ­sur Internet et à son humour décapant. Diplômée de l’Ecole centrale d’art dramatique de Pékin, cette jeune Shanghaïenne de 29 ans renouvelle le monologue comique. Jusque-là, c’était un territoire plutôt réservé aux hommes, avec des ­histoires mettant en scène le monde paysan traditionnel et des calembours permis par les homophonies de la langue chinoise. « Boring » (« emmerdant »), dirait celle qui est connue désormais sous son nom de scène : Papi Jiang. Elle parle du monde d’aujourd’hui, de la Chine des villes ­transformée par le développement économique, où les jeunes de la classe moyenne rêvent de mariage en grande pompe et d’enrichissement rapide sous la pression de parents stressés.

Jamais de sujets politiques

Un monde qu’elle connaît bien, puisqu’elle appartient à la génération des balinghou, celle qui a grandi après les années 1980 dans une Chine en plein essor. C’est dans cette tranche d’âge qu’elle choisit ses cibles, en particulier les jeunes urbaines avides de succès, d’argent et de sacs Louis Vuitton. Le sketch qui l’a lancée, fin décembre 2015, brocardait les snobs qui mélangent le dialecte shanghaïen et l’anglais. Depuis, une soixantaine de ses prestations ont été visibles sur le Web : elles portent toujours sur la vie quotidienne, Papi Jiang prenant soin d’éviter la politique, un sujet tabou si l’on veut s’épargner les ennuis.

Le rythme est rapide, la voix déformée, les mots sont crus. Ce qui lui a d’ailleurs valu un rappel à l’ordre brutal des autorités en avril. Elle a alors disparu des écrans, suscitant l’émoi de ses fans. L’administration d’Etat pour la radio, le cinéma et la télévision (SARFT), qui n’avait guère apprécié ses jurons, l’a enjoint d’enlever « le contenu obscène et vulgaire » de son programme. Papi Jiang a obtempéré, s’engageant à ne plus franchir la ligne jaune. Et elle est revenue.

Nouvelle logique commerciale

L’enjeu est important, car en mars, des investisseurs ont mis 12 millions de yuans (1,6 million d’euros environ) dans la société qu’elle a fondée pour lancer son programme de vidéo. Une première pour une célébrité du Web, une wanghong, comme on les appelle en chinois. Un mot formé des caractères signifiant « toile » et « rouge », la couleur désignant le succès en mandarin. Papi Jiang saura-t-elle durer, alors que tant de wanghongs disparaissent après une saison ? Qui se souvient aujourd’hui de Qian Zhijun, surnommé « Petit gros », né, comme la Shanghaïenne, en 1987, célèbre en 2003, mais vite retombé dans l’anonymat ?

Pour l’un des investisseurs, Luo Zhenyu, ­interviewé par le site The Paper, Papi Jiang a la capacité de s’installer : « Nous recherchons quelqu’un qui a le potentiel illimité de transformer ce marché et d’apporter une logique commerciale totalement différente. » Les annonceurs semblent y croire. En avril, Lili, un site ­d’e-commerce spécialisé dans le maquillage, a versé, lors d’une vente aux enchères, 22 millions de yuans (environ 3 millions d’euros) pour ­diffuser un spot publicitaire dans une ­de ses vidéos. L’humoriste termine systéma­tiquement ses sketchs avec cette phrase : « Je suis Papi Jiang, une femme qui ­rassemble à la fois la beauté et le talent. » Elle pourrait désormais rajouter « et la richesse ».