« Néantreprise. Dans votre bureau, personne ne vous entend crier », de Marc Estat (Editions Favre, 304 pages, 20 euros). | DR

Marc, directeur de production pour une entreprise française, est envoyé à Genève suivre une formation sur le lean management. Chefs de service, responsables des ressources humaines, ex-directeurs, managers fonctionnels et responsables de production sont réunis dans une salle. L’ambiance a quelque chose d’un tableau de Magritte : PC, souris, et mallettes se ressemblent tous, même les pommes sur la table sont identiques.

Marc est le seul sans PC, le seul à ne pas arborer le badge, cet « inesthétique ornement » pendu au cou par un épais ruban fluo qui donne « l’allure d’un enfant en voyage accompagné » et dont le seul rôle est de « constituer la preuve visible de l’assujettissement à l’entreprise ».

Fatigué, démotivé, déprimé

On l’aura compris : fatigué, démotivé, déprimé, Marc porte un regard amer sur le monde de l’entreprise. Après un tour de table de présentation – « chaque joueur en réseau abaisse à demi son écran (pas complètement sinon ça met le PC en veille) » –, les collègues enchaînent les powerpoints. Les présentations sont farragineuses, les phrases truffées d’abréviations dont on arrive plus ou moins à deviner le sens : « on switch en anglais à tout bout de champ : on ne réduit pas, on stretch/on ne surveille pas l’heure, on timekeep/on n’a pas des données, on a des inputs ».

Et comme dans le monde de la production, la plupart des concepts viennent du Japon, on parle aussi japonais, ce qui aboutit à des dialogues étonnants comme : « certes, mais on sera plus mordants quand on aura le go/no go pour le déploiement du plan d’action poka yoke ». C’est lorsqu’il entend cet échange que Marc commence à prendre des notes pour le présent journal. Le résultat ? L’ouvrage Néantreprise, de Marc Estat, 300 pages au vitriol sur le monde de l’entreprise.

Comme le personnage principal de son ouvrage, Marc Estat a travaillé dans la production, pour des multinationales. « Ce secteur d’activité est d’une incroyable richesse car on y rencontre toutes les catégories de métiers : ouvriers, intérimaires, techniciens, administratifs, ingénieurs, commerciaux, encadrement intermédiaire, top management, consultants, RH et évidemment syndicalistes », explique l’auteur, frappé par les absurdités techniques, structurelles et humaines auxquelles il a été confronté. « Le monde du travail dans son intégralité est allégorisé dans les grandes usines des multinationales », et cyniquement condensé dans son ouvrage.

Un portrait sombre, très sombre

Le récit se penche sur le quotidien de Marc, un responsable de production de 32 ans, et ses collègues : la Panthère, une directrice à la réplique cinglante et aux prompts changements d’humeur, M. Costard Noir, directeur financier adjoint du groupe, ou encore M. Non et M. Malchance, chefs d’équipe. Tout le monde en prend pour son grade, mais rien n’indigne plus Marc que les pratiques qui structurent les grandes entreprises.

L’entretien annuel, activité tout aussi chronophage qu’inutile, ne serait ainsi qu’une vaste farce, « un jeu de rôle où le manager époussette ses épaulettes factices et où le subordonné endosse le costume de l’employé modèle pendant deux heures, faisant passer le message qu’il est fortement impliqué dans la bonne réalisation des objectifs et qu’il incarne à merveille les Valeurs du Groupe, regards innocents de biche à l’appui ».

Pire encore, cette pratique serait illogique et injuste puisque les augmentations ont déjà été décidées. « La vérité c’est que dans bien des cas, les augmentations ne sont absolument pas liées à la performance », écrit-il.

Le récit est structuré en semaines, avec des journées très détaillées, et d’autres plus courtes qui ironisent, par quelques phrases simples, sur l’absurdité du monde de l’entreprise. « J’apprends qu’au siège, la personne des ressources humaines qui gère les CDD est elle-même en CDD. Je me demande si elle est schizophrène ».

Railleur et relevé, ce portrait de l’entreprise n’en reste pas moins très sombre, dépeignant un monde du travail qui ne peut, selon Marc Estat, que conduire « à une démission de chaque individu, soit contractuelle, soit morale. Elle fut contractuelle pour ma part ».

« Néantreprise. Dans votre bureau, personne ne vous entend crier », de Marc Estat (Editions Favre, 304 pages, 20 euros).