« Dar Bahrain », de Kersten Geers et David Van Severen. | BETTS PROJECT

Les architectes sont-ils des artistes ? La question taraude le milieu depuis la fin de la première guerre mondiale, l’émergence du Bauhaus, l’un des premiers courants à avoir mêlé l’architecture à d’autres formes d’art, et la production picturale de Le Corbusier. En décembre 2015, le jury du Turner Prize a tranché en décernant son prestigieux prix d’art contemporain au collectif d’architectes anglais Assemble pour son projet de réhabilitation d’un quartier de Liverpool. Une première pour des « non-artistes ».

Les galeries d’art accompagnent le mouvement. A Paris, Bruxelles, Londres et Amsterdam, s’ouvrent des espaces entièrement consacrés à la présentation d’œuvres réalisées par des architectes – des dessins, des collages, des maquettes, des plans dont les volumes et les lignes géométriques font écho à leur pratique professionnelle. « Les architectes dessinent extrêmement bien. Peu importe que leurs esquisses ne soient pas toujours d’une grande rigueur architecturale, on porte sur leur travail un regard exclusivement artistique », s’enthousiasme Marie Coulon, créatrice de la galerie Betts Project, à Londres.

« Il existe une production contemporaine de dessins d’architecture de grande qualité qui n’est pas montrée au public alors qu’elle représente un art majeur. » Manifeste de la galerie Desplans.com

A Paris, la Solo Galerie, fondée fin 2015, bannit de son vocabulaire le terme d’architecte : les têtes d’affiche qu’elle expose (le photographe Bas Princen, le plasticien Didier Faustino) sont des artistes, quand bien même la plupart continuent d’exercer leur métier en parallèle. Même parti pris du côté de la galerie en ligne franco-suédoise Desplans.com, qui affirme dans son « manifeste » : « Il existe une production contemporaine de dessins d’architecture de grande qualité qui n’est pas montrée au public alors qu’elle représente un art majeur. »

Accessibles dès 60 euros chez Betts Project ou 95 euros sur Desplans.com, les dessins grimpent facilement jusqu’à 1 500 euros, voire beaucoup plus, selon la notoriété de leur auteur. Les œuvres émargeant à des prix élevés intéressent surtout les collectionneurs d’art et, quand leurs finances le permettent, les jeunes architectes passionnés par la discipline. Parmi les valeurs montantes, le Néerlandais Anne Holtrop (sculptures et installations) et le duo composé des Belges Kersten Geers et David Van Severen (collages et objets).

En 2015, l’attribution du prestigieux Turner Prize au collectif Assemble pour son projet de réhabilitation d’un quartier de Liverpool a contribué à abolir les frontières entre art et architecture. | ASSEMBLE

Le milieu espère une expansion rapide du marché, à l’instar du succès rencontré par la photographie. La validation par le monde de l’art est en cours : au carrefour de l’architecture, du design et de l’art, la galerie belge Maniera a intégré la foire Brussels Gallery Weekend, qui se tient jusqu’au 11 septembre, et la Solo Galerie sera présente à la prochaine FIAC parisienne avec une œuvre de Mauricio Pezo et Sofia von Ellrichshausen.

Le pari est cependant loin d’être gagné. « En France plus qu’ailleurs, on aime les cases, et que les gens y restent, regrette Christian Bourdais, cofondateur de la Solo Galerie. Dans le monde de l’art, rares sont ceux qui ont la culture de l’architecture contemporaine. Les artistes souffrent de cette méconnaissance. »

« Mirror », du studio néerlandais Anne Holtrop. | SVEN LAURENT/COURTESY OF MANIERA

Des résistances s’expriment aussi dans le milieu de l’architecture, où le mélange des genres n’est pas mieux toléré. Pour Stephan Zimmerli, qui multiplie les casquettes d’architecte, de scénographe et de musicien (il fait partie du groupe Moriarty), « il est essentiel que notre discipline se laisse nourrir par ceux qui s’aventurent sur d’autres voies d’expression que la seule construction ».

En octobre, « Deci », de Sofia von Ellrichshausen et Mauricio Pezo sera présenté à la FIAC de Paris. | PEZO VON ELLRICHSHAUSEN/COURTESY SOLO GALERIE

Si l’approche singulière des Anglais d’Assemble fait sensation dans les biennales, leur ancien professeur d’architecture à Cambridge, Miraj Ahmed, trouve « révélateur » que le monde de l’art ait été plus rapide à reconnaître le talent d’Assemble que le « très académique » Institut royal des architectes britanniques… Lui-même artiste, il est convaincu que la pratique d’Assemble porte l’avenir d’une architecture poreuse « qui a autant à gagner dans l’art et la poésie que dans le collectif et l’espace civique ».

Betts Project. 100 Central Street, Londres. www.bettsproject.com
Maniera. 27-28, place de la Justice, Bruxelles. www.maniera.be
Solo Galerie. 11, rue des Arquebusiers, Paris 3e. solo-projects.com

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