Anne, entendeuse de voix, mime un dialogue lors d’un atelier au centre hospitalier de Lunéville (Meurthe-et-Moselle), le 17 décembre 2014. | PASCAL BASTIEN/DIVERGENCE

« Maintenant, je suis capable de dire ce que je ne veux plus vivre. Je ne veux plus vivre avec les cachetons, j’essaie de vivre en temps réel avec mes émotions, on n’est pas fichu, on a des capacités », s’enthousiasme Gilles (son prénom a été changé), le visage tendu par l’énergie du témoignage. Assis autour de la même table, les autres membres du groupe d’entendeurs de voix l’écoutent attentivement, l’air hébété pour certains, soulagés pour d’autres, d’être enfin parvenus à composer avec les voix qu’ils entendent. Gilles raconte ses tentatives désespérées pour construire une famille idéale, puis les hallucinations, des sensations de rats lui mordant les bras et les années de son parcours en psychiatrie, avachi et dégradé par la maladie mentale et les neuroleptiques.

Depuis sa rencontre avec le Réseau français sur l’entente de voix (REV), une association d’entraide entre personnes concernées par cette pathologie, il a pu enfin donner du sens à ses hallucinations et relier leur survenue à ses traumatismes « de quand [il] était p’tiot » pour pouvoir recommencer à vivre. Même si, à 52 ans, il ne sait pas « s’il [lui] reste beaucoup d’années à vivre, mais ça vaut quand même la peine ». Laure (son prénom aussi a été changé), elle, est parvenue à sortir de la confusion pour admettre, le visage terrorisé, que oui, quand elle écoute de la musique, ces voix qui lui ordonnent parfois de tuer se taisent.

Les voix en images

Les études en neuro-imagerie médicale permettent de mieux comprendre ce qui se passe dans le cerveau lors de l’entente des voix. Une analyse de l’ensemble de la bibliographie publiée sur ce sujet et menée en 2011 par l’équipe de Renaud Jardri, pédopsychiatre au Centre hospitalier régional universitaire de Lille, a conclu que chez les personnes ayant des hallucinations, l’aire cérébrale correspondant au type d’hallucination est activée. L’entente des voix est notamment associée à l’activation de…

Tous les quinze jours, les entendeurs de voix se réunissent ici, dans cette ancienne maison de maître de Tourcoing, dans la métropole lilloise, mise à leur disposition par l’ABEJ, une association de réinsertion pour personnes sans domicile fixe. Ils tentent, aidés par l’écoute bienveillante de leurs pairs, de donner du sens à ces voix qui ont brisé leur vie et de se rétablir. « Ici, chacun doit se sentir libre de parler de ses voix sans craindre d’être jugé. On peut quitter le groupe à n’importe quel moment, l’essentiel étant de s’y sentir respecté », insiste Vincent Demassiet, le président du REV, qui ce jour-là facilite le déroulement de la réunion. « Nous en sommes à des stades divers de notre parcours de rétablissement mais chacun de nous, à son niveau, peut s’appuyer sur son expérience », précise cet ancien schizophrène.

Malades et soignants s’enthousiasment pour le REV, né aux Pays-Bas en 1988, dont les groupes se développent en France, avec le soutien de l’institution psychiatrique. Il s’agit pour ses membres non plus de guérir au sens médical du terme, mais de se rétablir, en prenant le dessus sur la maladie de manière à vivre avec et à reconstruire une vie sociale, affective et professionnelle. Avec, au centre de cette démarche, le patient, qui, par l’expérience de sa maladie, a acquis une connaissance qu’il peut partager au sein de groupe d’entraide. L’enjeu ? Rendre supportable la présence des voix.

« Vecteur de liberté »

Inaugurée aux Etats-Unis dans les années 1930 avec le mouvement des Alcooliques anonymes, des groupes d’entraide entre personnes souhaitant se délivrer de leur dépendance à l’alcool, cette démarche s’est ensuite affirmée dans les années 1980 au sein d’associations de lutte contre le sida telles qu’Aides ou Act Up. Militant contre la discrimination et pour l’accès aux traitements et à la prévention, les patients sont alors parvenus à faire reconnaître leur expertise auprès de l’institution médicale et des pouvoirs publics et à s’imposer en tant qu’acteurs des politiques de santé.

Au cours des trente dernières années, cette démarche a essaimé pour s’appliquer à d’autres maladies chroniques telles que les cancers, le diabète, les maladies rénales ou encore la polyarthrite rhumatoïde, dans une posture plus ou moins militante. Comme l’association Renaloo, créée en 2008 par une patiente greffée du rein, qui lutte pour faire reconnaître auprès du monde médical et des autorités de santé les souffrances endurées par les patients et améliorer leur prise en charge et leur qualité de vie.

« Ce qui me semble intéressant avec des mouvements comme le REV, c’est la réappropriation de cette mobilisation historique, amorcée avec les ­Alcooliques anonymes, qui consiste à faire d’une expérience individuelle une expertise collective. C’est vecteur de liberté, d’émancipation et de solidarité », souligne Christian Saout, secrétaire ­général délégué du Collectif interassociatif sur la santé (CISS), qui fut également président de l’association Aides de 1998 à 2007. « Ces mouvements d’autodétermination nous serviront si la normalisation des comportements par le numérique se confirme », poursuit-il, en s’inquiétant de la tendance à surveiller le comportement des patients, par exemple en suivant leur observance des traitements.

En revendiquant une expertise sur l’entente des voix, le REV, qui reprend la devise « Rien sur nous sans nous », lancée dans les années 1990 par des mouvements militant pour les droits des personnes handicapées, vient ébranler un des dogmes de la psychiatrie contemporaine. « Avec les entendeurs de voix, il se produit un changement de paradigme très intéressant, car en psychiatrie l’entente des voix est considérée comme très pathologique. C’est le prototype de la folie, s’enthousiasme le psychiatre et psychanalyste Patrick Landman. Le REV est une forme de révolution. A l’expertise psychiatrique, il associe l’expertise d’expérience, alors que dans la clinique traditionnelle le savoir est uniquement du côté du clinicien. »

« On s’est aperçu que l’entente des voix concernait une proportion importante de la population et que les hallucinations étaient un des phénomènes très répandus qui pouvaient survenir chez n’importe qui dans des conditions extrêmes, comme le manque d’oxygène », explique le psychiatre Charles Bonsack, du Centre hospitalier universitaire vaudois, en Suisse. « Ce qui est important, ce n’est plus tant l’entente des voix que l’impact qu’elles ont sur la personne », poursuit-il.

« Je préfère utiliser le terme d’expérience hallucinatoire plutôt que celui de symptômes, avant d’avoir pu établir un diagnostic », renchérit ­Renaud Jardri, pédopsychiatre au Centre hospitalier régional universitaire de Lille et auteur d’un ouvrage récent sur les psychothérapies des hallucinations. « Une hallucination peut avoir plusieurs origines, et on les retrouve même dans certaines maladies métaboliques », précise-t-il à son tour en insistant sur la nécessité de reconsidérer l’entente des voix non plus comme un phénomène systématiquement pathologique, mais comme l’expression d’une expérience singulière, méritant d’être mieux comprise.

Selon lui, l’approche développée par les entendeurs de voix est bénéfique à condition d’être positionnée, comme c’est le cas en France, en complémentarité des autres approches thérapeutiques apportées par l’institution psychiatrique. Dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, les entendeurs de voix se positionnent parfois dans l’antipsychiatrie, avec le risque pour les patients nécessitant une prise en charge précoce d’en être exclus et de voir leur pathologie s’aggraver. « Il faut allier deux types d’expertise, insiste le pédopsychiatre. L’expertise par le savoir, qui est détenue par les professionnels de santé, et l’expertise par l’expérience des patients. C’est à nous, les médecins, de faire notre autocritique et de rompre avec le mandarinat. Et il faut aussi que le patient ne tombe pas dans le piège inverse. Si on reste dans cette perspective, ça peut être très positif. »

Certaines psychoses associées à l’entente des voix, comme la schizophrénie, sont difficiles à diagnostiquer. En l’absence de connaissances sur l’origine de ces maladies, le psychiatre ne se fie qu’au tableau clinique, sans pouvoir étayer son diagnostic par des analyses biologiques ou par l’imagerie médicale. Les frontières de la maladie sont donc sujettes à évolution en fonction des symptômes sur lesquels la psychiatrie fonde son diagnostic.

Au cours des dernières années, sous l’influence du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), ouvrage de psychiatrie de référence aux Etats-Unis, l’accent a été mis sur l’hallucination pour définir la schizophrénie, quitte à la surdiagnostiquer. Les voix notamment sont entendues comme réelles par les patients, ce qui, dans certains cas, les conduit à agir sous leurs ordres et à les rendre agressifs envers eux-mêmes ou leur entourage. La contention physique, par les sangles et la camisole, ou chimique, par la prise de neuroleptiques, s’avère souvent le seul recours en période de crise.

Effets secondaires

Héritée du modèle asilaire qui s’était imposé en Europe au XIXe siècle, la contention contribue pourtant, comme d’autres mesures telles que le port du pyjama, à la stigmatisation et à la déshumanisation du patient. Remis en question dans les années 1970 par le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, visant à supprimer le rapport hiérarchique entre le patient et le psychiatre en faisant notamment « tomber la blouse », ce modèle coercitif n’a pourtant pas disparu. Il persiste dans les murs de l’hôpital, aux côtés d’autres approches comme la psychothérapie, aussi pratiquée hors les murs dans les centres médico-psychologiques implantés en ville.

Bien qu’ils aient contribué à la socialisation des malades mentaux depuis l’après-guerre et qu’ils soient utiles dans le cadre d’une prise en charge globale du patient, les antipsychotiques posent également problème. S’ils limitent, dans plus de 70 % des cas, l’impact des voix sur la personne, ils ne les suppriment pas, et leur mode d’action reste mal connu. Prescrits à forte dose, ils impliquent des effets secondaires, dont l’inhibition des émotions, la prise de poids, la baisse de la libido et l’impuissance. D’où les critiques récurrentes sur le caractère souvent déshumanisant de la prise en charge psychiatrique.

« Il faut qu’on fasse des progrès à propos de la stigmatisation. C’est une question fondamentale car ce qui fait le plus mal, c’est le regard qui est posé sur le patient qui arrive en crise à l’hôpital », reconnaît ainsi le psychiatre Erwan Le Duigou, de l’unité de psychologie médicale pour adultes de Lunéville (Meurthe-et-Moselle). « Ce qui est en jeu, c’est la reconnaissance de la valeur humaine de la folie », souligne quant à elle ­Camille, adhérente d’HumaPsy, une association de patients militant pour une humanisation de la psychiatrie et s’érigeant, comme le REV, contre le pouvoir médical. « On ne peut pas prétendre soigner les gens en leur imposant des traitements sans les écouter. Retisser du lien avec l’humanité, c’est ça revenir de la folie », insiste-t-elle.

D’où l’essor des groupes d’entraide mutuelle (GEM), en marge de l’institution psychiatrique, fondés sur l’entraide entre les patients. Ces GEM, destinés à favoriser la déstigmatisation des patients et leur intégration à la société, sont d’autant plus bienvenus qu’ils font aussi miroiter la possibilité, en période de crise économique, de soigner à moindres frais. Il n’est pas rare non plus que les patients soient instrumentalisés par l’industrie pharmaceutique pour faire la promotion de ses médicaments. « Si les patients se soignent entre eux, ça ne coûte pas cher. Il y a une récupération possible de cette tendance, qui crée quelque chose à l’opposé de l’émancipation », remarque ainsi Camille.

Dans ce contexte aux enjeux multiples, le REV, affilié au mouvement international Hearing Voices, déjà implanté dans plusieurs pays anglo-saxons, n’hésite pas à bousculer la frontière entre le normal et le pathologique en considérant l’entente de voix non plus comme pathologique, mais comme une singularité avec laquelle il est possible de mener sa propre vie. Il propose ainsi des consultations au cours desquelles une personne peut définir à l’aide d’un questionnaire les caractéristiques des voix qu’elle entend, en se fondant notamment sur leur sexe et leur tempérament, le contexte de leur survenue et leurs liens avec d’éventuels traumatismes.

Chaque voix est ainsi caractérisée finement de manière à être apprivoisée. Lors de ses premières participations au groupe des entendeurs de voix en 2011, Vincent Demassiet a pu reconnaître cinq voix parmi celles qui lui parlaient, dont l’une, venant toujours d’un endroit situé en haut et à droite de son visage, pour lui ordonner d’agresser son entourage.

En les considérant comme des interlocuteurs avec lesquels il devenait possible d’interagir, il est parvenu à contrôler leurs effets sur lui, et à réduire progressivement, en accord avec son psychiatre, son traitement à base de neuroleptiques. « C’est intéressant, les groupes ont vraiment une portée. Mais il faut passer à l’étape suivante, en évaluant l’efficacité de la méthode pour ne pas tomber dans la croyance et dans les querelles de clocher comme cela a déjà été le cas avec les techniques de psychothérapie », conclut Renaud Jardri.

Autre représentant de l’autodétermination, le collectif Dingdingdong met en place un dispositif de production de connaissances fondées sur des témoignages de personnes atteintes d’une pathologie définie comme neurodégénérative, la maladie de Huntington. « Le savoir médical est indispensable, mais il s’agit pour nous d’attirer l’attention de la médecine sur le fait qu’il existe d’autres formes de savoirs, afin de pouvoir créer des alliances entre ces savoirs », précise la sociologue Valérie Pihet, qui a cofondé Dingdingdong avec l’écrivaine Alice Rivières.

Représentation terrifiante de la maladie

Associant des troubles cognitifs et moteurs à l’origine de mouvements incontrôlés à l’aspect dansant, la maladie de Huntington est une maladie génétique, évoluant en plusieurs années vers une perte d’autonomie aboutissant à la mort. ­Depuis l’identification en 1993 de la mutation en cause, un simple test génétique permet d’en détecter la présence. La personne porteuse apprend alors qu’elle va développer la maladie, dont les premiers symptômes apparaissent entre 35 et 50 ans, en ayant déjà l’expérience, s’agissant d’une maladie familiale, de sa survenue chez ses proches. Elle peut alors se sentir envahie par la représentation terrifiante de la maladie, au point de ne plus pouvoir envisager son avenir autrement qu’à travers le prisme de la définition médicale.

S’appuyant sur ce constat, le collectif Ding­dingdong veut élaborer, aux côtés de la version médicale de la maladie de Huntington, d’autres versions avec lesquelles il deviendrait possible de vivre. « Quand un acte diagnostic a ce pouvoir de mettre radicalement en question l’existence de ceux qui s’y soumettent, il devient nécessaire de développer les outils et techniques qui permettront aux personnes impliquées – et je soutiens que cela ne veut pas seulement dire les praticiens mais aussi les patients eux-mêmes – d’endosser ensemble la responsabilité qui va avec ce pouvoir », relève ainsi la philosophe et historienne Katrin Solh­dju dans son ouvrage L’Epreuve du savoir (Editions Dingdingdong, 2015).

D’où l’implication, aux côtés des patients et des médecins, de philosophes, d’artistes ou encore de sociologues, sollicités par le collectif pour penser ensemble la maladie. « L’objectif de Ding­dingdong est d’explorer la maladie de Huntington, que nous considérons comme un univers encore en partie inconnu, en forgeant cheminfaisant des outils d’enquête et narratifs adaptés », précise ainsi le rapport « Composer avec Huntington », publié en 2015, qui vient de recevoir le Prix de la recherche appliquée du Comité national coordination action handicap (CCAH), une association regroupant l’ensemble des acteurs français autour du handicap.

Ce rapport livre les premiers enseignements d’une enquête menée durant trois ans auprès de patients et de leurs proches pour recenser les ressources et les stratégies mobilisées pour faire face à l’annonce du diagnostic, à la survenue des premiers symptômes et à leur installation. Rompant avec l’objectivité de la description clinique des symptômes, les auteurs racontent, sous forme de récits détaillés, ce qu’ils appellent des « expéditions fictives ».

« Le savoir dont il s’agit ici est celui qui est tiré de l’expérience, et donc fondamentalement enraciné dans une situation. C’est d’ailleurs pourquoi nous parlons volontiers, à Ding­dingdong, en termes de milieux pour appréhender les situations », précise Emilie Hermant, l’une des auteurs du rapport et cofondatrice du collectif. Pour Daniel, par exemple, dont la femme a développé les premiers symptômes de la maladie sans savoir qu’elle était atteinte, il s’agissait à la fois de réorganiser la vie quotidienne en prenant en compte les nouvelles contraintes induites par la maladie, mais aussi de veiller au maintien des liens tant au sein de la famille qu’avec le monde extérieur.

A l’issue de ce travail, les auteurs s’interrogent sur des notions communément admises par la neurologie, telles que celle d’anosognosie, utilisée pour qualifier ce qu’elle considère comme une perte de conscience par les patients de leur maladie. « A Dingdingdong, on se rend compte que ces termes, s’ils ne sont pas faux, sont réducteurs et ne traduisent pas la complexité de la réalité, précise la sociologue Valérie Pihet. Les mots ont leurs effets. On ne raconte pas la même histoire suivant la manière dont ont dit les choses. »

Le Monde Festival abordera la question ­des patients experts lors d’une table ronde animée par Pascale Santi, dimanche 18 septembre, de 13 h 30 à 15 heures, dans l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille.

Rendez-vous au Monde Festival !

La troisième édition du Monde Festival aura lieu du 16 au 19 septembre sous un titre qui sonne comme un défi à notre monde en crise : « Agir ! », avec Vandana Shiva, Michel Serres, Houda Benyamina, Edouard Louis, Marie Rose Moro, Siri Hustvedt, Ken Loach, Garry Kasparov...

Le programme du festival est en ligne : Faire de la politique autrement ? La science peut-elle aller contre le progrès ? Les multinationales sont-elles au-dessus des Etats ? Où est la diversité au théâtre et au cinéma ? Comment changer l’école ? ... Rendez-vous sur la « chaîne Festival » pour y retrouver des portraits, enquêtes, vidéos sur des initiatives et des engagements qui transforment le monde.