Oui, Life is Strange, le grand succès du jeu vidéo français de l’an dernier, est un jeu lent. Non seulement Raoul Barbet et Michel Koch, les deux créateurs principaux du jeu, le reconnaissent, mais ils le revendiquent. « La lenteur, c’était quelque chose d’important pour nous », expliquent les deux concepteurs, invités du « off » du Monde Festival, ce 16 septembre. « Il fallait de la lenteur, à la fois par rapport au thème du jeu, la nostalgie, et par rapport à son mécanisme principal, le retour dans le temps. Il fallait que le joueur puisse prendre son temps. La plupart des jeux sont beaucoup trop “speed”, ils vous disent d’aller au prochain objectif en cinq minutes, on ne profite pas de l’univers. On voulait prendre le contre-pied ! »

Life is Strange : Bande annonce de lancement
Durée : 02:25

Dans le paysage du jeu vidéo, Life is Strange est un ovni. Un jeu à épisodes, qui plonge dans le quotidien d’une adolescente américaine et aborde beaucoup de thématiques sensibles : a priori, pas les ingrédients de base de la plupart des blockbusters. Ce qui n’a pas empêché le titre de largement dépasser le million d’exemplaires vendus, alors que plusieurs éditeurs avaient refusé le projet. La faute, aussi, un peu à la lenteur, estime Raoul Barbet. « C’est quelque chose qui est difficile à expliquer à un éditeur : il se dit que le joueur va être perdu, qu’il va chercher la prochaine étape… On pense au contraire que c’est une force : l’idée de départ du jeu, c’était de récompenser les joueurs qui prendraient leur temps. »

Une logique parfois poussée très loin : une scène marquante du jeu montre les deux héroïnes écoutant de la musique, allongées sur un lit. Dès les premiers instants, le joueur peut se lever. Mais il peut aussi choisir de ne pas agir, et rester durant plusieurs minutes à contempler une scène qui évolue sans lui. « C’est justement le fait de pouvoir décider de ne rien faire qui est intéressant ! », s’amuse Raoul Barbet. « On n’est pas dans un film : quand on la manette en main, le fait de ne pas agir, ça change la manière dont on vit la scène. »

Une « narration environnementale »

Autre particularité du jeu : avant même d’y jouer, les joueurs ont aussi dû prendre leur temps. Life is Strange est un jeu en cinq épisodes, qui ont été produits et diffusés au fur et à mesure. « Ce n’est pas un concept totalement nouveau, des éditeurs comme Telltale le font depuis des années. On est des fans de séries télé, il y a une approche commune dans la manière d’écrire, de penser chaque épisode comme une histoire entière. On savait qu’il y avait un côté intéressant dans l’attente du prochain épisode aussi », dit Raoul Barbet.

Michel Koch et Raoul Barbet, au Monde Festival, le 16 septembre. | Le Monde

L’attente, la patience… Le scénario global de Life is Strange s’est aussi imprégné de cet éloge de la lenteur : le premier épisode est long, avec des rebondissements limités. « On voulait un crescendo dans l’intensité dramatique », explique Michel Koch. « Mais du coup, on avait très peur que les gens se disent : “il ne se passe rien, j’arrête.” » La lenteur du jeu était une prise de risque, ses créateurs en ont bien conscience. Mais c’était une nécessité pour raconter l’histoire qu’ils avaient imaginée. « Le rythme lent, ça permet d’apprendre des choses sur les personnages, sur le monde dans lequel ils vivent. Notamment en montrant leur quotidien : c’est ça qui donne de la consistance aux personnages. »

Corollaire logique, les équipes de Life is Strange ont donc passé beaucoup de temps à peaufiner les décors, pour y glisser le maximum de clins d’œil, de détails qui donnent des informations sur le scénario ou permettent de mieux situer le caractère des personnages. Une « narration environnementale », d’autant plus cruciale que Life is Strange est un jeu où les actions ont des conséquences, et où deux joueurs n’auront pas forcément la même expérience. « Il y a des choses que 100 % des joueurs verront. Mais il y a aussi énormément d’informations narratives dans des endroits où les gens ne seront pas obligés d’aller. On a fait très tôt le choix de récompenser les joueurs qui décident de s’intéresser encore plus à un personnage ou à un lieu. » Sans trop se presser, bien sûr.