Nicolas Sarkozy et David Cameron à Benghazi le 15 septembre 2011. | Stefan Rousseau / AP

Editorial du « Monde ». On doit à Aragon cette belle formule : « Il faut juger alors avec les yeux d’alors ». La reconstitution des événements ayant conduit à telle ou telle décision politique bute toujours sur cet obstacle : rendre le climat d’« alors », l’atmosphère politico-médiatique du moment. Le rapport publié cette semaine par la Chambre des communes britannique sur l’intervention occidentale en Libye, en mars 2011, n’échappe pas à cette difficulté.

Il contient beaucoup de bonnes choses. Il est sévère pour les deux responsables européens à cette époque au pouvoir, Nicolas Sarkozy et David Cameron, qui vont prendre l’initiative de cette intervention. Barack Obama est, au départ, plus réticent, mais se laissera convaincre sous la pression de sa secrétaire d’Etat, Hillary Clinton. Sans les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne eussent été militairement incapables de mener l’opération.

Le rapport britannique dit fort justement qu’on est passé d’une intervention ponctuelle de défense de la population de Benghazi à une opération de changement de régime

Etabli par la commission des affaires étrangères des Communes, le rapport contient un rappel des faits détaillé. Déclenchée dans la foulée des « printemps arabes », une guerre civile s’installe dans la Libye du colonel Mouammar Kadhafi. Le gros d’une insurrection armée naissante, appuyée par l’Arabie saoudite et le Qatar notamment, est replié sur la côte Est, à Benghazi. La population civile de la deuxième ville du pays est menacée d’une contre-attaque des colonnes blindées du régime.

La Ligue arabe et l’Union africaine réclament une intervention extérieure. Nombre de journalistes et d’ONG pointent le risque, plus que plausible, d’un massacre de civils à Benghazi de la part de la soldatesque kadhafiste. Le Conseil de sécurité de l’ONU donne son accord à une intervention au nom de la protection des civils. Mais Londres, Paris et Washington vont bien au-delà et, durant plus de deux mois, mènent une campagne de bombardements qui appuie, de facto, l’avance de la rébellion au sol.

Menace exagérée

Le rapport britannique dit fort justement qu’on est passé d’une intervention ponctuelle de défense de la population de Benghazi à une opération de changement de régime – que l’ONU n’avait pas votée et à laquelle ni la Russie ni la Chine n’avaient donné leur accord. Le rapport pointe l’irresponsabilité des trois intervenants occidentaux : le régime effondré, l’absence totale d’opposition organisée livre la Libye à la guerre des milices, aux djihadistes et au drame humanitaire des réfugiés. Si l’on n’était pas prêt à un long et coûteux « suivi » d’accompagnement politique post-Kadhafi, alors il ne fallait pas appuyer la rébellion.

Les élus britanniques écrivent que la menace pesant sur Benghazi a été exagérée. Peut-être. Mais, à l’époque, au moment même de la décision politique, ce n’est pas ce que jugeait la majorité des observateurs, y compris chinois et russes.

Sans les raids occidentaux, Tripoli ne serait pas tombée aux mains de la rébellion, certes, mais la guerre civile aurait pu se poursuivre longtemps, aboutissant au même résultat : la désintégration d’un Etat qui n’en n’était pas un et l’entrée en action de groupes djihadistes (déjà présents au sein de la rébellion).

La Libye de Kadhafi n’était pas ce parangon de stabilité politique intérieure et régionale que laisse entrevoir le rapport. Mais le travail des députés britanniques confirme bel et bien qu’il aurait fallu arrêter la campagne de bombardements après la défense de Benghazi. Aller au-delà supposait un retour devant l’ONU et une vraie réflexion sur l’avenir de ce pays. On ne l’a pas fait, hélas !