L’étoffe déchirée ne paie pas de mine. Ce chiffon, retrouvé sous une colline artificielle de la côte nord du Pérou, porte pourtant témoignage de l’utilisation la plus ancienne connue de l’indigo, une teinture qui, aujourd’hui encore, est la plus utilisée au monde – elle colore les blue-jeans. La couche du site de Huaca Prieta où les pièces de tissu teintées ont été découvertes est datée de 6 000 ans. L’indigo était donc utilisé par les Péruviens environ 1 500 ans avant les Egyptiens de la Ve dynastie, dont on pensait jusqu’alors qu’ils avaient été les premiers à l’adopter.

L’étoffe est décrite dans la revue Scientific Advances du 14 septembre par une équipe internationale dirigée par Jeffrey Splitstoser (université George Washington). Les chercheurs ont procédé à des analyses par chromatographie pour déterminer la composition de huit fragments de tissu de Huaca Prieta correspondant à plusieurs périodes d’occupation du site. Sur les échantillons les plus anciens, ils ont mis en évidence la présence d’indigotine, responsable de la teinte bleue, et d’indirubine, plus rouge. Ils font l’hypothèse qu’ils provenaient « le plus probablement » d’Indigofera, une des plantes sud-américaines dont on peut tirer l’indigo. L’étoffe était, elle, faite de coton, Gossypium barbadense, plante dont on pense qu’elle a été domestiquée sur la côte nord du Pérou.

« Pigment insoluble »

Pour Dominique Cardon, spécialiste des textiles et des teintures (UMR 5648, CNRS), il s’agit d’une découverte « très intéressante », sans doute facilitée par la sécheresse du désert côtier péruvien, gage de bonne préservation des vestiges archéologiques. Il n’est pas exclu que l’indigo ait été utilisé à des dates plus anciennes ailleurs dans le monde, mais que les tissus colorés n’aient pas été conservés parce que l’environnement s’y prêtait moins bien. « Des restes de teinture à l’indigo ont été retrouvés au Soudan, remontant à des périodes presque aussi anciennes qu’en Egypte », note-t-elle ainsi. Et dans les années 1920, les frères Cotte, des archéologues, avaient rapporté avoir trouvé des fibres végétales teintées de bleu dans la caverne d’Adaouste, dans les Bouches-du-Rhône, occupée par l’homme au néolithique, il y a 9 000 ans. Mais les techniques de datation et d’analyse n’étaient alors pas aussi fiables qu’aujourd’hui, et cette antériorité potentielle sera aujourd’hui difficile à établir…

La découverte de Huaca Prieta rappelle en tout cas que l’invention de l’agriculture et de technologies associées n’a pas été l’apanage du croissant fertile proche-oriental : l’Amérique du Sud a elle aussi vu naître des domestications végétales anciennes, comme celle du coton. De plus, la mise en œuvre des teintures d’indigo n’est pas triviale, explique Dominique Cardon : « Il s’agit d’un pigment insoluble, qu’il faut faire revenir à l’état soluble par un traitement avec de la chaux ou de la cendre. » Une technique qui nécessite une température et un pH contrôlés. « C’est d’une complexité comparable à la maîtrise des plantes médicinales, dit-elle. Cela peut représenter des milliers d’années d’exploration. » Chacune des quinze à vingt espèces de plantes qui dans le monde contiennent des précurseurs de l’indigo suppose un traitement particulier – même si aujourd’hui, 90 % des jeans sont teintés avec de l’indigo synthétique.

Quant à la technique textile observée à Huaca Prieta, dite « en trames cordées », elle consistait à tendre des fils de chaîne parallèles qu’on entrelaçait avec des fils de trame, explique Dominique Cardon. Elle a précédé l’invention du tissage proprement dit et était répandue dans bien des régions du monde jusqu’à une période récente.