Béatrice Hess, chez elle à Colmar, 12 septembre. | PASCAL BASTIEN POUR LE MONDE

« A Rio, mon record du monde du 200 m nage libre [2 min 44 s] n’a pas été battu. Mon nom est encore inscrit sur les tablettes ! A Pékin, quatre de mes records avaient disparu, un à Londres. Je m’accroche encore pour celui-là. » Spectatrice assidue des Jeux paralympiques de Rio(jusqu’au 19 septembre), la femme souriante qui prononce cette phrase depuis son fauteuil roulant a vingt médailles d’or paralympiques à son extraordinaire palmarès. Trois piscines françaises, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), à Riom (Puy-de-Dôme) et à Etueffont (Territoire de Belfort), portent également son nom.

A54 ans, l’ancienne nageuse Béatrice Hess manie à merveille l’humour : « Voilà mon chien, le quatrième handicapé de la famille, avec mon époux et ma belle-mère. Il n’entend rien et ne voit rien. » Dans sa maison de Colmar, où elle habite avec son mari Aristide, traumatisé crânien, qu’elle a rencontré grâce à la natation, les souvenirs et les récompenses sont présents sur les murs : ordre national du Mérite, Légion d’honneur, dont elle a reçu en 2015 le grade de commandeur par François Hollande, ainsi que les multiples photos avec notamment tous les présidents de la Ve République depuis François Mitterrand.

« Au moment où la maladie prend le dessus, c’est fini. J’ai essayé, j’ai fait l’autruche. Depuis trois ans, je ne peux plus nager à cause des risques d’infection de mes plaies. »

En cinq Jeux paralympiques, l’Alsacienne, atteinte d’une maladie orpheline et évolutive proche de la sclérose en plaques, a construit l’une des plus grandes carrières du sport français. Malgré l’aggravation de son état depuis quelques années, Béatrice Hess garde de nombreuses activités : présidente de la ­Ligue d’Alsace handisport, vice-présidente de la Fédération française handisport et également membre du Conseil économique, social et environnemental régional d’Alsace (Ceser), chargée des transports.

Mais plus question pour elle de s’approcher des bassins. « Au moment où la maladie prend le dessus, c’est fini. J’ai essayé, j’ai fait l’autruche. Depuis trois ans, je ne peux plus nager à cause des risques d’infection de mes plaies. Je ne veux plus aller à la piscine car la tentation serait trop forte. Quand on me voit aujourd’hui, j’ai du mal à dire aux jeunes que j’étais championne de haut niveau. Alors, je dis que je suis championne de pédiluve », dédramatise-t-elle.

« Je prends la rééducation comme l’entraînement autrefois »

En ce lundi 12 septembre, alors que les grandes chaleurs étouffent Colmar, l’ambulance vient chercher Béatrice Hess pour une autre activité importante, qui l’occupe plusieurs fois par semaine, la rééducation. Là comme ailleurs, difficile de canaliser son énergie impressionnante. « Je veux toujours faire plus. Il faut me freiner. Je prends la rééducation comme l’entraînement autrefois », s’amuse-t-elle. A l’époque, l’ancienne nageuse a révolutionné la pratique sportive dans sa catégorie handisport S5.

En vue des Jeux d’Atlanta en 1996 et de Sydney en 2000, la jeune femme a instauré une préparation professionnelle, grande première pour une athlète en fauteuil, paralysée des deux jambes. Résultat, elle remportera treize de ses vingt titres paralympiques lors de ces deux rendez-vous. « Je nageais partout où il y avait des créneaux libres. J’avais intégré un club “valide” et pris un entraîneur diplômé, ce qui n’était pas toujours le cas en handisport. Je nageais 50 à 60 km par semaine au lieu des 20 km habituels. Les stages “handi” étaient de la récupération pour moi. On disait que je n’allais jamais y arriver, qu’on allait me tuer », se souvient-elle.

Ce caractère, Béatrice Hess l’a forgé de son propre aveu par les années difficiles de son adolescence. Originaire de Ribeauvillé, petite ville alsacienne de 4 700 habitants, on diagnostique chez la jeune fille, ­issue d’une famille nombreuse, où l’on parle plus l’alsacien que le français, une tuberculeuse osseuse. A l’âge de 12 ans, une assistante sociale et un médecin décident de l’envoyer à l’hôpital franco-américain de Berck (Pas-de-Calais), une ville connue pour son air iodé. En quatre ans là-bas, elle subit une quinzaine d’opérations et surtout une discipline de fer imposée par les bonnes sœurs qui s’occupent des jeunes pensionnaires. « On était trente dans un dortoir. Rien ne nous appartenait. On ne savait pas ce qu’étaient les antidouleurs. On était quasi en permanence sur un lit plat installé sur un chariot. On mangeait dessus, on suivait des cours, même si l’école était loin d’être la priorité. Parfois, on était puni et enfermé trois jours sans manger dans une chambre. Ma fierté, c’était de sortir en montrant que j’étais plus forte », raconte-t-elle.

« J’ai progressé, mue par ma rage »

Lors de rares moments de liberté, Béatrice Hess ­découvre la natation. Elle ne sait presque pas nager. « On m’a descendue dans l’eau sur mon chariot. J’ai tout de suite ressenti cette liberté de me mouvoir, ce grand bonheur. Pour la première fois, on m’encourageait. J’ai progressé, mue par ma rage. J’en voulais à la terre entière. Plus je me défoulais, plus je m’améliorais. Au départ, la natation était pour moi un moyen de ­revendiquer », souligne-t-elle.

C’est plus tard que la fibre de la compétition naît chez la jeune femme. D’abord, au sein de son centre de formation professionnelle, option secrétariat-comptabilité, qu’elle intègre dans le Territoire de Belfort : « J’avais trouvé un club “valide”. Ils étaient en train de construire une piscine, qui porte mon nom aujourd’hui. C’était la fête lorsqu’on partait en compétition trois jours. Moi qui avais peur de traverser seule la route… » Ensuite, lorsqu’elle devient indépendante pour la première fois de sa vie en s’installant à Colmar. « Ils venaient d’inaugurer la pente d’accessibilité de la piscine. Mes amis étaient mes coéquipiers du club handisport. On se faisait des gueuletons. Très vite, j’ai remporté mon premier titre de championne de France en papillon », déclare celle qui se démarquait par son aisance dans tous les styles de nage.

Les premières médailles internationales sont remportées en 1982 lors des Mondiaux de Stoke Mandeville, ancêtres des Jeux paralympiques. Inarrêtable, Béatrice Hess enchaîne par quatre titres lors des premiers Jeux paralympiques de l’Histoire, à New York. En 1984, ils n’ont en effet pas lieu dans la même ville que les Jeux olympiques. En 1988, elle ajoute une médaille d’or à Séoul. Quatre ans plus tard, à Barcelone, elle est absente pour cause de maternité : ses deux enfants naissent en 1990 et en 1993.

Avant la réforme introduite lors de ces Jeux paralympiques de 1992, la nageuse est classée dans une catégorie ouverte. « C’était la catégorie “les autres”, un peu fourre-tout, où l’on mettait notamment les personnes atteintes du syndrome de Guillain-Barré ou de sclérose en plaques. A partir de ce moment, on a classé les sportifs handicapés non plus selon leur handicap, mais selon leur potentiel », explique-t-elle.

« Je veux rendre au sport ce qu’il m’a donné »

C’est au sein de la catégorie S5 qu’elle s’imposera donc comme la référence absolue jusqu’en 2004 à Athènes. En Grèce, à 42 ans, elle glanera les deux dernières médailles d’or de sa collection, alors que les Jeux de Sydney, en 2000, devaient être ses derniers. Plus inscrite sur les listes du haut niveau, elle doit reprendre la compétition au débotté pour pouvoir faire financer son DU en marketing du sport : « L’année 2004 a été chargée, avec mes études, ma carrière, mes enfants et mon activité à la région. »

Depuis 2001, nommée par le préfet, Béatrice Hess s’occupe du dossier des transports au sein du Ceser. L’ex-championne s’intéresse particulièrement à la question épineuse de l’accessibilité. « Ça ne concerne pas seulement le handicap mais également les personnes âgées ou les mères de famille. Comme je ne suis pas élue, je peux mettre le doigt là où ça fait mal. En ce moment, on travaille sur l’accès au TER. On veut que tous les 15 à 20 km une gare soit accessible à tous », se passionne celle qui a également été élue au Comité international olympique, à la commission femmes et sports (2004 à 2012).

Très présente dans le handisport, en Alsace et au ­niveau national, Béatrice Hess œuvre sans relâche sur des thématiques diverses, telles celles des jeunes touchés par des handicaps lourds ou des rapports ­entre les valides et les handicapés. « Je veux rendre au sport ce qu’il m’a donné. Mon handicap, dans ma vie personnelle, a été finalement une chance grâce au handisport. Il m’a permis de voyager, mes défauts sont devenus des points forts. Ma petite taille m’aidait par exemple dans les virages… », affirme-t-elle.

Un temps pressentie pour être consultante sur France Télévisions lors des Jeux paralympiques de Rio, Béatrice Hess a renoncé en raison de son état de santé et de la distance. Elle se réjouit de l’amélioration du statut du handisport, sans se départir d’un sens de la dérision : « Depuis quelques années, les primes de médaille sont les mêmes pour les valides et les handisports. Heureusement pour Bercy, c’était loin d’être le cas lors de ma carrière. »