« Le cinéma a toujours eu tendance à édulcorer, voire éliminer la dimension politique du hackeur. Mr. Robot remet la question de la lutte politique au centre de la trame narrative. » Selim Krichane, assistant chercheur à l’université de Lausanne, observe depuis plusieurs années la représentation des hackeurs au cinéma. Pour lui, la série américaine Mr. Robot, dont le premier épisode doit être diffusé lundi 19 septembre sur France 2, marque un tournant dans la façon dont ils sont dépeints à l’écran. Acclamée depuis sa sortie aux Etats-Unis pour le réalisme inédit avec lequel elle traite le numérique, elle raconte l’histoire d’Elliot, un expert en sécurité informatique qui tente de faire tomber E Corp – une multinationale de la finance et des télécoms – et le monde capitaliste avec. Un hackeur politisé comme il est rare d’en voir à l’écran.

Ce n’est pas tout à fait le premier, tient toutefois à préciser Jean-Noël Lafargue, enseignant en nouveaux médias à l’école d’art du Havre et à l’université Paris-8. Des films comme Les Experts (1992) ou 23 (1998) l’évoquaient déjà. « Mais ce qui est nouveau, c’est que c’est une série populaire à gros budget, souligne l’auteur de plusieurs articles sur le sujet. On peut parler d’un coup à un large public de l’idée d’un hackeur idéaliste. » En dehors de ces rares films, ceux qui évoquent l’idée d’un hackeur engagé sombrent souvent dans le même travers : « il y a beaucoup d’histoires où les hackeurs politisés ne sont pas sincères. Dans Die Hard par exemple, on finit par s’apercevoir que leur moteur, c’est l’argent. »

« Mr. Robot joue un rôle cathartique »

Pas de ça dans Mr. Robot, dont le héros a pour seul objectif de changer la société. Les références sont évidentes, qu’elles puisent dans l’actualité ou dans des œuvres clé : Anonymous, Occupy Wall Street, le printemps arabe, Fight Club et bien sûr V pour Vendettadont les Anonymous ont emprunté le masque, lui-même imité dans Mr. Robot. Toutes ont un point commun : la rébellion contre « le système ». « Cette série évoque beaucoup d’événements d’actualité, et notamment la façon dont la crise a frappé de nombreuses personnes », considère Damian Gordon, chercheur à l’Institut de technologie de Dublin, auteur de recherches sur la figure du hackeur au cinéma.

« Aujourd’hui, les gens sont très en colère contre les grandes entreprises à cause de la crise, et je crois que Mr. Robot joue un rôle cathartique, en s’en prenant aux banques et aux grands leaders de ce monde. Les gens sont aussi mécontents de leurs dirigeants politiques, le terrorisme les effraie et ils veulent voir à la télévision des émissions qui reconnaissent leurs angoisses. »

« Mr Robot » s’inspire des Anonymous, parmi d’autres références. | USA network

Dans ce contexte, l’émergence de la figure du hackeur politisé à l’écran est assez logique : elle suit avec quelques années de décalage son apparition dans le débat public. WikiLeaks, Anonymous, Edward Snowden n’en sont que les exemples les plus emblématiques. Ceux-ci ont d’ailleurs fait récemment l’objet de films hollywoodien : Le Cinquième Pouvoir (Bill Condon, 2013) raconte l’histoire de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks. Oliver Stone vient quant à lui de sortir aux Etats-Unis Snowden, prévu sur les écrans français le 1er novembre. Mr. Robot s’inscrit dans cette tendance.

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« L’irrévérence de la série est très calculée »

En érigeant en héros un hackeur souhaitant renverser la société capitaliste, la chaîne USA Network produit-elle une série militante ? « Non, répond sans détour Selim Krichane. Cette histoire est racontée par un conglomérat médiatique qui mobilise des dizaines de millions de dollars ! Une telle production s’inscrivant dans un système capitaliste peut-elle critiquer radicalement un système dont elle dépend ? » Pour lui, « l’irrévérence de la série est très calculée, très maîtrisée » :

« C’est une représentation de la lutte assez caricaturale : les gentils hackeurs contre l’incarnation du mal qu’ils essaient de détruire, à savoir E Corp. C’est une simplification presque revendiquée : E Corp est surnommée Evil-Corp dans la série. On n’est pas dans une réflexion sur la complexité des structures de pouvoir. C’est une manière de désamorcer la subversivité du discours. »

Ainsi, E Corp, entreprise mondiale qui regroupe pêle-mêle la finance, les télécoms, l’énergie ou encore le divertissement, représente le fameux « eux », « ils », « le système », mal définis et contre lesquels se dirigent certaines indignations. Qui plus est, note Selim Krichane, le héros souffre de troubles mentaux. « On peut se demander si ça porte atteinte au discours politique : est-ce une manière de l’atténuer dans un programme visant le grand public ? »

« Notre démocratie a été hackée ». | USA network

« Montrer la politisation des hackeurs au monde entier »

De la même façon, tout un pan de l’idéologie répandue chez de nombreux hackeurs engagés est occulté dans la série : celle qui prône le libre partage des connaissances et des œuvres. Les pirates qui diffusent en ligne des contenus régis par le droit d’auteur ont toujours été la bête noire de l’industrie du divertissement, et ceux-ci n’ont pas leur place dans Mr. Robot. « Ce serait scier la branche sur laquelle ils sont assis, explique Benjamin Sonntag, hackeur et cofondateur de la Quadrature du Net, une association de défense des libertés numériques. Alors qu’évidemment, quasiment tous les gens comme Elliot partagent leurs films et leur musique avec leurs potes. »

Malgré son réalisme et ses références récurrentes à l’actualité, Mr. Robot balaie donc d’un revers de la main des affaires de hackeurs militants emblématiques, qui ont pourtant marqué l’histoire. Comme le site The Pirate Bay et ses fondateurs tels que Peter Sunde, qui ont violemment secoué l’industrie du divertissement ces dernières années. Mais aussi l’histoire d’Aaron Swartz, ce militant du partage des savoirs poursuivi pour avoir téléchargé les publications scientifiques du prestigieux Massachusetts Institute of Technology, avant de mettre fin à ses jours en 2013.

« C’est complètement fait exprès », poursuit Benjamin Sonntag, qui apprécie pourtant la série, et le fait qu’elle s’adresse au grand public :

« Il faut parfois se rendre sur certains endroits néfastes pour toucher le grand public. A la Quadrature du Net, nous avons très longtemps refusé d’avoir une page Facebook, car ne nous voulons pas de ce genre d’infrastructure centralisée. Mais nous avons fini par y aller, pour toucher le plus grand nombre. Je vois “Mr. Robot” comme ça. »

Certes, il s’agit selon lui d’une « récupération » de la part d’USA Network, « mais le résultat est bon, et c’est bien de montrer la politisation des hackeurs au monde entier… et aux hackeurs aussi », insiste celui qui aimerait en convaincre davantage de s’engager.

Têtes de séries : « Mr. Robot », une série révolutionnaire ?
Durée : 04:14