Dans les halles du grand centre de convention Makuhari Messe, se tient en septembrela vingtième édition du Tokyo Game Show, gigantesque salon du jeu vidéo. | Daniel Andreyev pour "Le Monde"

Tokyo, dans les halles du grand centre de convention Makuhari Messe, en une chaude journée de septembre. C’est là que se tient depuis vingt ans le Tokyo Game Show (TGS), le gigantesque salon du jeu vidéo où se lit, se comprend et se montre l’industrie du jeu japonaise. Dans une salle réservée au public adulte, Sega projette la bande-annonce de Yakuza 6, annoncé comme le dernier chapitre de sa saga de malfrats au grand cœur. On y voit un Takeshi Kitano magnifiquement digitalisé balancer au ralenti un bébé au regard ahuri. Comme une métaphore, l’industrie japonaise du jeu vidéo franchit un point de non-retour.

Il planait sur cette édition 2016 l’ombre patriarcale de Nintendo, qui pourtant ne participe historiquement jamais au TGS. Les observateurs pensaient que le géant japonais allait profiter de l’occasion pour montrer enfin sa nouvelle console, la NX, en marge du salon. La société kyotoïte a finalement préféré retenir les coups, histoire de ne pas se mélanger et de contrôler complètement son calendrier.

Dans un marché moribond, Nintendo est encore un des rares éditeurs qui continue à vendre ses jeux par millions. Dans la ligne de mire de fin d’année, Pokémon Soleil et Lune est promis au succès tandis que les visiteurs du salon défilent, Pokémon Go sur leur téléphone dans une main, une batterie externe de l’autre. Pokémon a exactement le même âge que le Tokyo Game Show.

Files d’attente interminables

A défaut de vraie nouvelle machine, le TGS 2016 est marqué par l’entrée massive dans l’ère de la réalité virtuelle. A un mois de la sortie de son PlayStation VR, Sony proposait de nombreuses démonstrations de jeux quasi terminés. Le constructeur en a profité pour annoncer fièrement que les réservations, interrompues par le manque de stocks, ont repris au Japon. Dans un coin de son grand stand, la PS4 Pro, la prochaine version de la PlayStation 4, ne provoque qu’un intérêt très limité. Dans le pays où la majorité des gens jouent sur consoles portables et smartphones, posséder une console de salon est devenu une forme de luxe.

Le succès d’un casque coûteux (400 euros) n’est donc pas garanti. Dans les files d’attente interminables, un gamer s’impatiente. « Je suis venu à l’aube pour essayer Summer Lesson. Je crois que c’est le jeu qui va me faire acheter un PlayStation VR », raconte Kazu. Summer Lesson est l’expérience phare de cette nouvelle génération, un jeu de communication de Bandai Namco. On y incarne un professeur qui vient donner des cours particuliers à Hikaru, une jolie écolière dans le besoin. Et même s’il ne s’agit pas de drague à proprement parler, le jeu de séduction occupe une grande part de ce cahier de vacances virtuel. Pour limiter les protestations devant des sous-entendus aussi flagrants, son producteur, Katsuhiro Harada, aussi connu pour Tekken, a confirmé que son jeu ne sortirait pas en Occident…

Daniel Andreyev pour Le Monde

Dynamisme des éditeurs indépendants

L’importance du marché féminin, toujours en croissance, est indéniable au Japon. Les joueuses font et défont les réputations et, surtout, consomment tout autant de produits dérivés que leurs homologues masculins. Au TGS, nombreuses sont celles qui font la queue des heures durant pour essayer le dernier jeu « otome » – avec de beaux jeunes hommes dignes de serveurs de cabaret de Shinjuku. Comme sur tous les autres stands, les éditeurs de jeux otome proposent tous au moins un petit projet en réalité virtuelle, ne serait-ce qu’une « expérience », un manga virtuel, n’importe quoi, pour déclencher l’intérêt.

Il n’est ainsi pas rare de se retrouver un casque sur le nez, le temps d’une cérémonie du thé avec un bel éphèbe. Tout est bon pour se faire remarquer, y compris des expériences qui mettent mal à l’aise, comme ce mannequin revêtu d’un uniforme d’écolière qui se transforme, grâce à la magie de la réalité virtuelle, en jolie fille désespérément jeune, que l’on peut toucher et enlacer. « On vend un moteur 3D et pour cela, on a choisi l’exemple le plus parlant pour montrer ce qu’on sait faire », explique le démonstrateur de cette entreprise.

Daniel Andreyev pour Le Monde

Au-delà de la réalité virtuelle, la multiplication des stands d’écoles de jeux vidéo, l’expansion des éditeurs indépendants et des stands nationaux comme ceux du Vietnam ou de la Chine démontraient un dynamisme évident.

Cimetière des éléphants

Et puis à côté des gadgets et des jeux de séduction en réalité virtuelle, ce qui faisait surtout bouger le public, c’étaient les titres forts. Tous les yeux étaient braqués sur Final Fantasy XV, un titre très attendu pour plusieurs raisons. Certes, il y a l’enthousiasme de vivre une aventure digne d’un road movie avec un quarteron de bellâtres. Mais il y a aussi la curiosité de voir, enfin, ce jeu témoin d’une génération. Après un développement chaotique et morcelé sur plus de dix ans, la superproduction vedette de Square Enix est jouable pour la première fois sur ses terres, dans son salon. « Un peu malgré lui, il va devenir le mètre étalon de l’industrie à venir, explique un analyste du marché. S’il se plante, il y a le risque que le Japon arrête de faire des jeux AAA au profit du smartphone. » FF XV devait sortir deux semaines après le salon, il a été repoussé récemment jusqu’à 30 novembre.

A cet égard, le Tokyo Game Show édition 2016 a un arrière-goût de cimetière des éléphants de cette génération passée. Aux côtés de Final Fantasy XV, The Last Guardian et Ni-Oh lui disputaient le titre de jeu vedette le plus retardé de la décennie. Présent sur le salon uniquement sous la forme d’une vidéo géante, The Last Guardian, du réalisateur artiste Fumito Ueda, n’intéresse qu’une minorité de fans dans son propre pays. Malgré son sujet simple, un jeu d’aventure mettant en scène un garçon et un monstre, les Japonais ont presque oublié son existence. Son ambiance minimaliste, sa portée métaphorique, sa poésie l’ont transformé en sirène pour critiques et joueurs étrangers.

Paradoxe du Japon

Plus modeste encore, Ni-Oh est aussi un projet né du temps de la PlayStation 3 et que tout le monde a cru disparu depuis. Adaptation d’une ébauche de script inédit du grand cinéaste Akira Kurosawa cédée par son fils, le jeu de Koei-Tecmo revient des limbes dans une aventure mélangeant le cinéma jidaigeki (un genre historique médiéval typique du Japon) et l’exigence des meilleurs jeux d’aventure, comme la série des Dark Souls. Se vendra-t-il bien ? Impossible à dire à pour l’heure.

C’est tout le paradoxe du Japon. Le Tokyo Game Show affiche fièrement à sa fermeture 271 224 visiteurs. Pourtant, il ne s’est jamais vendu aussi peu de jeux dans l’Archipel. « Au-delà du mois de mars prochain, il n’y a que très peu visibilité sur le marché japonais, analyse Nicolas Verlet, journaliste pour le site spécialisé Gamekult et habitué du salon. Une fois que tous ces jeux médiatiques seront sortis, on ne sait vraiment pas ce qui nous attend. » Heureusement, certains n’ont pas baissé les bras. Les Japonais se sont créé une nouvelle génération de héros.

Hideo Kojima, lors de la conférence de l’éditeur Sony au Tokyo Game Show. | Sony

« Je suis de retour. » Celui qui avance triomphalement sur scène, acclamé par le public japonais, d’habitude peu démonstratif, c’est Hideo Kojima. Lâché par son éditeur Konami, pourtant présent sur le stand d’à côté pour les dernières éditions de ses jeux de foot et de baseball, il s’offre un « retour du roi », lui qui n’a finalement que très peu de choses à dire sur son prochain jeu, Death Stranding. Il est là comme le héraut du jeu indépendant à gros budget, presque un rebelle. Fidèle à son exigence et à son perfectionnisme, il va prendre tout son temps pour peaufiner son prochain titre. « Death Stranding sortira avant les Jeux olympiques de Tokyo. » Encore quatre ans à attendre, avant, peut-être, l’explosion ?