Ils avaient été arrêtés à la sortie d’un palace parisien et immédiatement désignés comme deux « maîtres chanteurs » qui auraient tenté d’extorquer « 3 millions d’euros » au roi du Maroc. Un an plus tard, les journalistes français Eric Laurent et Catherine Graciet voient l’horizon s’éclaircir.

Mardi 20 septembre, la Cour de cassation, saisie par les accusés, a sévèrement critiqué les méthodes utilisées par l’instruction. Elle a estimé que deux enregistrements clandestins des journalistes, réalisés par Me Hicham Naciri, avocat du palais, avaient été menés avec la « participation indirecte » des enquêteurs français, « sans le consentement des intéressés », et cela alors qu’il s’agissait « de propos tenus par eux à titre privé ». Rien en droit français n’interdit à une victime de chantage d’accumuler elle-même des preuves, y compris par des enregistrements clandestins, mais la procédure pénale encadre plus strictement ces pratiques dès que des policiers y sont mêlés.

Dans ces enregistrements, les propos d’Eric Laurent étaient en partie inaudibles. Il y développait la nature « explosive » des révélations qu’il s’apprêtait à publier sur le roi du Maroc, sa famille et ses affaires dans un livre cosigné avec Catherine Graciet. Avant de négocier une somme contre laquelle les auteurs s’engageaient à renoncer à sa publication.

Que les enquêteurs, saisis d’une plainte le 20 août 2015 après un premier rendez-vous entre M. Laurent et Me Naciri, aient été informés que l’émissaire marocain allait enregistrer les deux réunions suivantes avec son téléphone portable – et aient couvert cette pratique – « porte atteinte, selon la Cour, aux principes du procès équitable et de la loyauté des preuves ». La haute juridiction vise dans son arrêt l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Pour Me Eric Moutet, avocat de la journaliste Catherine Graciet, l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 septembre est une « grande victoire » judiciaire dans le bras de fer qui oppose sa cliente au roi du Maroc, Mohammed VI.

« Chantage et tentative d’extorsion »

Dans les faits, l’arrêt n’invalide pas les enregistrements, mais il casse une décision de la cour d’appel de Paris datant du 26 janvier qui avait validé les deux enregistrements réalisés par MHicham Naciri de ses rencontres le 21 août avec Eric Laurent et le 27 août avec M. Laurent et Mme Graciet. L’enregistrement d’un premier rendez-vous, datant du 11 août 2015, n’est pas concerné. Les parties sont renvoyées devant la chambre d’instruction de la cour d’appel de Reims, qui jugera le fond.

Les comptes rendus détaillés de ces deux rendez-vous venaient appuyer la plainte pour « chantage et tentative d’extorsion » déposée par le royaume du Maroc à l’encontre des deux journalistes français.

Les deux journalistes avaient été arrêtés le 27 août 2015 devant l’hôtel Raphaël, dans le XVIarrondissement de Paris, à l’issue du troisième rendez-vous avec Me Naciri. Lors de leur interpellation, les policiers ont retrouvé sur eux 80 000 euros en liquide. L’un et l’autre ont depuis plaidé une simple « transaction financière » en l’échange de la non-publication de leur pamphlet.

Selon plusieurs sources judiciaires, ce nouveau rebondissement risque de retarder la procédure de plusieurs mois. L’issue de cet épisode judiciaire déterminera en grande partie les échanges sur le fond de l’affaire.

Me Eric Moutet espère, désormais, que la justice invalidera « l’acte vicié à chaque fois qu’il apparaîtra dans la procédure ». Selon lui, « toute cette procédure bricolée dans l’urgence pour faire plaisir à Mohammed VI s’écroule » avec cet arrêt de la Cour de cassation.

Pour sa part, Me Eric Dupond-Moretti se dit « sidéré ». Le ténor du barreau, qui défend les intérêts du royaume du Maroc dans cette affaire, résume la situation par une métaphore : « Si vous êtes victime d’extorsion de fonds, surtout ne prévenez ni la police ni le procureur. » Tout en insistant que rien n’est annulé. « Pour le moment, précise-t-il, il reste les faits reconnus pendant l’audition et l’argent remis lors du dernier rendez-vous. Ni la garde à vue, ni les interpellations, ni les aveux ne peuvent, en tout état de cause, être annulés à la suite de ces enregistrements. La cour d’appel peut résister à cet arrêt de la Cour de cassation, c’est ce que nous l’invitons à faire. »