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La création d’un jeu vidéo à grand spectacle : un chantier pharaonique de plus en plus difficile à gérer de l’intérieur. C’est le constat dressé au « off » du Monde Festival, samedi 17 septembre, par Yara Khoury. Cette productrice franco-libanaise de 29 ans, diplômée de l’école de commerce Egencia à Nantes, a supervisé quelques projets à plusieurs dizaines de millions d’euros ces dernières années, comme Dead Space 3, Battlefield Hardline et surtout le prochain Star Wars d’Amy Hennig (Uncharted).

Tous ont été conçus chez le numéro 2 mondial de l’édition, l’américain Electronic Arts, à San Francisco, qu’elle a quitté cet été pour rejoindre une start-up créée par d’anciens collègues. Objectif : découvrir les joies de créer un jeu vidéo dans un cadre moins mégalomaniaque.

Des centaines de collaborateurs simultanés

« Plus les productions grandissent, et c’est une vraie tendance dans les titres à grand budget, plus il est difficile de garder une vision d’ensemble de ce qui se passe », explique Yara Khoury, offrant une plongée rare dans les coulisses du jeu vidéo hollywoodien.

« Tu deviens spécialiste de ce que tu fais, tu gères 150 personnes dans ton équipe et c’est difficile de savoir ce qui se passe dans les autres équipes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé d’aller vers des productions un petit peu plus petites. »

Pourtant, au contraire du géant français Ubisoft, capable de réunir une demi-douzaine de studios à travers le monde et plusieurs centaines d’employés sur un même projet, Electronic Arts cherche à limiter les excès d’effectifs. « Ce qui est génial, c’est qu’on n’est jamais sur des productions à mille personnes. Au maximum, on frôlait les 500 sur un jeu en ligne Star Wars [le genre le plus gourmand]. Chez EA, ils donnent la possibilité aux équipes d’avoir une vraie contribution créative, il est plus simple d’être proche du cœur du projet. »

C’est ce qu’elle préfère, et la raison pour laquelle elle a choisi le métier de producteur. Contrairement à celui de réalisateur, ou directeur, il englobe plusieurs dimensions, aussi bien managériales que créatives. « Mon métier consiste à faire des arbitrages entre gestion des retards, qualité créative, et le côté business. Il n’y a pas de recette, cela requiert énormément de collaboration pour élaborer un plan d’action. » Un métier central, en somme, dans la vie d’un jeu à très grand budget.

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Malgré tout, il lui est arrivé plusieurs fois de se sentir cantonnée à un aspect du jeu. Sur le jeu de tir Battlefield Hardline, par exemple, elle s’est surtout occupée de certains chapitres et des interactions avec les civils et les délinquants. Dans un moment de zèle, elle a également supervisé l’introduction – non prévue au départ – d’un tutoriel présentant l’originalité de ce jeu policier dans lequel le héros n’est pas obligé d’abattre ses cibles. Las, la seconde partie du jeu ne tient pas compte de cette approche – un des problèmes de cohérence qui s’expliquent souvent par la difficulté de garder une vision générale du jeu.

La préproduction, phase intime de création

C’est que produire un « AAA », un jeu de la gamme la plus coûteuse à fabriquer, cela demande non seulement de l’argent, mais aussi des effectifs fournis, pour apporter le niveau de détail et de richesse qu’en attendent aujourd’hui les joueurs. Sur Star Wars, un des projets les plus attendus de l’industrie, elle a fini par partir lorsque le jeu est entré en phase d’exécution, et que le nombre de têtes a été multiplié par quatre ou cinq.

Sa partie préférée restera celle de la préproduction : cette phase initiale où les idées naissent et s’échangent en petit comité. Les métiers créatifs – scénaristes, dessinateurs – ainsi que les programmeurs y ont le beau rôle. « Tant que je bosse dans une équipe où on peut se rassembler tous ensemble chaque semaine devant une télé, c’est là où je suis heureuse, c’est ma zone de confort, » explique M. Khoury. Celle-ci a notamment apporté une contribution décisive au scénario du jeu Star Wars, suggérant l’idée d’une « grosse entité » dont elle ne dira rien, les détails de l’aventure étant encore tenus secrets, mais qui devrait contribuer à l’équilibre narratif de l’histoire.

« La préproduction, c’est un exercice artistique et intellectuel très difficile, mais crucial pour la qualité future du projet », détaille-t-elle. Une mauvaise direction prise dès le départ est souvent difficile à rattraper, expliquant aussi pourquoi les prises de risque sont souvent évitées.

Rendez-vous en 2018

Puis la partie « exécution » débute, c’est-à-dire la transformation d’un concept de jeu en un programme informatique fonctionnel où tous les éléments graphiques sont posés et s’animent correctement. Au moment de son départ, l’équipe de concept artists, chargée de dessiner le moindre objet d’un jeu avant sa modélisation en 3D, venait d’être multipliée par quatre. La sortie du titre n’est pas prévue avant 2018.

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C’est qu’en plus d’être coûteux et gourmands en effectifs, les superproductions du jeu vidéo prennent du temps à naître. « La moyenne, pour un jeu comme Dead Space, c’est environ deux ans. Mais quand tu es sur une nouvelle franchise comme Star Wars, avec de nouveaux mondes, de nouveaux personnages et de nouvelles mécaniques de jeu, cela prend plus longtemps. Ça peut durer trois, quatre, cinq ans. » Bras droit de la productrice exécutive Amy Hennig sur la partie préproduction, Yara Khoury aurait perdu sa vision globale du projet dans la phase d’exécution, estime-t-elle.

Désormais employée par Outpost, un jeune studio indépendant soutenu par d’importants investisseurs, Yara Khoury travaille sur un nouveau modèle : en autoédition, avec un déploiement progressif sur Internet, et des équipes plus petites – une vingtaine de personnes – plus à même de réagir rapidement aux retours de la communauté. Elle sera par ailleurs la première à se jeter sur le prochain Star Wars lorsqu’il sortira enfin. « Ce sera un jeu qui va être exceptionnel », jure-t-elle, avec la certitude de ceux qui ont contribué de près à la genèse d’un projet.