Nous ne faisons pas les mêmes choix moraux suivant qu’ils sont formulés dans notre langue maternelle ou dans une langue apprise. | Fathromi Ramdlon

Vous aussi vous avez l’impression d’être une personne un peu différente lorsque vous vous exprimez dans une autre langue que votre langue maternelle ? Dans sa dernière édition, le Scientific American, mensuel de vulgarisation scientifique américain, rend compte d’expériences dont il ressort que notre sens de la morale, qui fait une grande part de notre identité profonde, est altéré lorsqu’il faut faire des choix dans une langue étrangère.

La première expérience date de 2014 et elle proposait à des volontaires une nouvelle version du « dilemme du tramway » (dont l’expérience originale remonte à 1967) : actionnerez-vous l’aiguillage qui tuera une personne pour en sauver cinq ? Peut-on provoquer un décès pour en éviter d’autres ? C’est ce que choisissent la plupart des participants. Les interprétations et les critiques de cette expérience sont innombrables, mais tout se complique quand on précise que la personne à sacrifier pour stopper le tramway fou doit être poussée du haut d’un pont et lorsqu’on pose la question dans une langue qui a été apprise. Alors que 20 % des volontaires reconnaissent qu’ils pourraient le faire quand le choix cornélien est proposé dans leur langue maternelle, la proportion passe à 50 % quand il est soumis dans une langue d’apprentissage.

Avec un dispositif très différent, une autre expérience a montré que des récits que beaucoup trouvent moralement répréhensibles (inceste consenti entre frère et sœur, un chien mangé par son propriétaire après que l’animal est passé sous une voiture…) sont jugés beaucoup moins choquants lorsque les descriptions sont faites dans une langue étrangère.

Plusieurs explications coexistent, explique le Scientific American. Selon la première, nous ferions des choix plus simples et plus expéditifs dans une langue étrangère, car le choix est plus compliqué pour notre cerveau, moins préparé à un effort difficile. Les expériences montrant qu’on commet moins d’erreurs d’inattention dans un problème de maths quand il est écrit dans des caractères plus compliqués, qui demandent plus de concentration, iraient dans le même sens.

La langue intime, plus « morale »

L’autre explication est que notre langue maternelle fait davantage appel à nos émotions et à notre intimité qu’une langue apprise dans un contexte scolaire et académique. On sait par exemple que les bilingues se rappellent mieux un événement lorsqu’il est évoqué dans la langue dans laquelle il s’est produit. Une expérience fondée sur la conductivité électrique de la peau, qui augmente avec l’adrénaline, a aussi été menée sur des personnes qui ont grandi en parlant turc et appris l’anglais plus tard. Celles-ci ont été soumises aux mêmes mots et phrases, soit neutres (« table »), soit avec une dimension affective et morale (des réprimandes comme « Shame on you » – « Honte à toi » –, des mots tabous comme des jurons), prononcés en anglais et en turc. Il en ressort que leurs émotions étaient bien plus intenses lorsque les mots étaient prononcés en turc, comme si la langue maternelle conservait des traces, des souvenirs de transgression et de punition, influençant donc notre jugement moral dans notre langue maternelle.

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Dans la dernière expérience évoquée par le Scientific American, les participants ont reçu des scénarios moraux complexes, des bonnes intentions aboutissant à des conséquences négatives (un sans-abri qui reçoit un manteau neuf et qui se fait battre ensuite parce qu’on pense qu’il l’a volé) ou des conséquences positives partant de mauvaises intentions (une adoption réussie par un couple qui cherchait des subventions). Il en ressort que le jugement moral prend moins d’importance que le résultat final lorsque le scénario est présenté dans une langue apprise. Le résultat compte plus que l’intention, en langue étrangère.

Quel est mon vrai moi moral, se demande donc le Scientific American ? Est-ce le reflet de mes souvenirs, de mes émotions et mes interactions qui m’ont enseigné ce qu’était le « bien » ? Ou est-ce le raisonnement que je suis capable de tenir quand je me détache justement de mes contraintes inconscientes ?