Le Cénacle pleure ses clients. En ce jeudi 8 septembre, ça n’est pas l’affluence des grands soirs dans ce restaurant gastronomique prestigieux de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis). « En principe, on a environ cinq tables un soir comme celui-là », relève avec amertume le chef, Jean-Baptiste Debreux, venu, comme souvent, prendre la commande en personne. Dans la petite salle feutrée, seuls deux couples sont installés de part et d’autre du vivarium à homards, la spécialité de la maison.

Le 27 août, le restaurateur s’en est en effet pris à deux clientes voilées : « Tous les terroristes sont des musulmans et tous les musulmans sont des terroristes », leur a lancé le chef au cours d’un vif échange au milieu de la salle, pleine cette fois-là. La scène, filmée par l’une des deux femmes puis mise en ligne, a suscité l’indignation des internautes. Le maire de la ville, François Asensi (PCF), a publié un communiqué pour condamner des « propos haineux et stigmatisants ». Et la ministre des droits des femmes, Laurence Rossignol, a saisi la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Harcèlement en ligne

Le parquet de Bobigny a ouvert une enquête. Le restaurateur comparaîtra le 24 novembre pour discrimination. L’emballement médiatique aidant, l’établissement et son chef ont été la cible de harcèlement en ligne, une patrouille de police est restée postée dix jours devant l’entrée du Cénacle.

M. Debreux a aussi reçu beaucoup de soutien. Notamment de la part d’internautes qui jugent que ses propos relèvent de la liberté d’expression. Ce fameux soir, le restaurateur avait affirmé (comme on peut l’entendre dans la vidéo) : « Je suis dans un pays laïque et j’ai le droit d’avoir une opinion. Et des gens comme vous, j’en veux pas chez moi ! » Sûr de son fait, le restaurateur ne voit aucun caractère islamophobe dans son propos.

A quelques détails près, les deux parties s’entendent sur une même version. C’est leur interprétation qui diffère. « C’est moi qui suis venu les voir » une fois qu’elles se sont installées à table, confirme le restaurateur. Il est accessible et calme. « Je leur ai simplement fait remarquer qu’elles pourraient se présenter un peu moins voilées, que dans le contexte actuel, ça fait peur. » M. Debreux ne voit pas le problème : « Je leur ai fait une réflexion comme j’aurais pu la faire à une personne qui se présente en short et en tongs dans mon restaurant », poursuit-il. Sur la vidéo, on distingue clairement que l’une des deux femmes porte un hijab gris qui encadre son visage et couvre ses cheveux. Selon leur avocat, MChristophe Accardo, l’autre jeune femme portait le même type de foulard.

M. Debreux assure : il n’est pas raciste. D’ailleurs, il a « un ami juif », insiste-t-il comme preuve de sa bonne foi. Pourquoi alors s’être emporté ce soir-là à la vue des deux femmes voilées ? Il évoque pêle-mêle les récents attentats terroristes, la polémique sur le burkini, cet ami qu’il a perdu au Bataclan, le 13 novembre… A l’en croire, la simple vision de deux femmes portant un hijab a suffi à faire ressurgir des souvenirs douloureux. Et justifié qu’il leur demande de se faire discrètes.

Bonne réputation

Toutefois, le chef, qui a fini par regretter publiquement ses propos, tente de se justifier. « J’ai été poussé à bout », se défend-il. Un argument que reprend son avocat, Me Joseph Cohen-Saban. « Mon client a dit des choses qui ne se disent pas, évidemment. Mais s’il ne s’était pas fait traiter de raciste, il n’aurait pas dérapé », plaide-t-il, faisant référence aux propos d’une des jeunes femmes qui affirme dans la vidéo « ne pas vouloir êtres servie par (un) raciste ». « Les racistes ne mettent pas de bombes et ne tuent pas des gens », avait alors rétorqué le restaurateur.

Selon celui-ci, les deux femmes se seraient présentées chez lui pour le piéger délibérément. Cette hypothèse d’un testing (ou coup monté) a un temps été envisagée par les enquêteurs avant d’être écartée, faute d’éléments. De toute façon, souligne une source proche du dossier, testing ou pas, cela n’aurait rien changé au fond de l’affaire.

Me Christophe Accado, l’avocat des deux femmes, rejette fermement cette version selon laquelle les deux femmes auraient fomenté un complot. Selon lui, ses clientes, Sarah et Myriam, deux mères de famille « ordinaires » d’une trentaine d’années qui ont tenu à garder l’anonymat, ne s’étaient pas vues depuis longtemps et elles avaient choisi le Cénacle pour leurs retrouvailles en raison de sa bonne réputation. L’établissement est en effet bien noté sur les sites. François Asensi, le maire de la ville, parle même d’« une des meilleures tables de Tremblay ».

Tempête médiatique

Sarah et Myriam, elles, ne souhaitent plus revenir sur cette soirée du 27 août. Elles n’ont donné aucun entretien à la presse et attendent la décision du tribunal. Sollicitées à plusieurs reprises, elles ont décliné les demandes du Monde. « Mes clientes ne sont pas prêtes à revivre les faits », précise Me Accardo, qui ajoute que cette agression, la première du genre pour les deux femmes, a été vécue comme « un traumatisme » et laissera des traces. En plein cœur elles aussi de la tempête médiatique qui a suivi cette soirée, elles bénéficient de l’aide du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – association qui recense les actes antimusulmans et accompagne les victimes –, qui leur fournit un avocat et un suivi psychologique.

Pour Me Accardo, cette affaire aura des répercussions auprès de toutes les femmes qui portent le voile en France et comprendront qu’elles ne sont pas les bienvenues en dehors « des lieux où l’on s’attend à les croiser ». « Cette expérience va en refroidir plus d’une », regrette-t-il.

Une seule de ses deux clientes a porté plainte, Sarah, qui est enseignante. Myriam, elle, n’a pas souhaité s’exposer davantage en affrontant une procédure judiciaire. Elle a repris « une vie normale » et sera entendue en tant que simple témoin.

Chronologie Tremblay-en-France

Samedi 27 août Myriam et Sarah se rendent au Cénacle, où elles ont une altercation avec le chef du restaurant qui les assimile à des « terroristes » en raison du voile qu’elles portent. Elles contactent la police qui se rend sur place et rédige un procès-verbal de main courante.

Dimanche 28 août Le parquet de Bobigny ouvre une enquête judiciaire. Si aucune plainte n’a encore été déposée, l’intervention de la police permet au Parquet de s’appuyer sur de premiers éléments.

Lundi 29 août Sarah porte plainte contre le restaurateur. Myriam ne souhaite pas engager de procédure.

Mercredi 31 août L’enquête du parquet débouche sur une convocation de M. Jean-Baptiste Debreux qui sera jugé pour « discrimination dans la fourniture d’un service en raison de l’appartenance à une religion dans un lieu accueillant du public ».

Jeudi 24 novembre Date du jugement.