Les Britanniques Mark Cavendish et Bradley Wiggins, après leur victoire aux championnats du monde de course à l’américaine, le 29 mars 2008, à Manchester. | MARTIN BUREAU / AFP

La première fois que la tête couronnée du cyclisme britannique a croisé son enfant terrible, c’était dans un vélodrome, à Manchester. En 2003, Bradley Wiggins n’était pas encore sir mais déjà médaillé olympique, et il préparait le premier de ses sept titres de champion du monde sur piste. Mark Cavendish, lui, était, à 18 ans tout juste, guichetier d’une agence bancaire Barclays sur l’île de Man, mais aussi la grande gueule joufflue des aspirants champions du cyclisme britannique.

Dimanche 6 mars, Wiggins, 35 ans, et Cavendish, 30 ans, se sont retrouvé sur un vélodrome pour leur dernier défi commun : le championnat du monde de course à l’américaine, une épreuve de relais sur cinquante kilomètres, la discipline historique de la piste, la plus spectaculaire et la plus incompréhensible aussi. Challenge relevé avec talent: les deux stars britanniques sont devenus champions du monde en devançant les Français Morgan Kneisky et Benjamin Thomas, médaillés d’argent.

La dernière fois qu’ils avaient couru ensemble dans une grande compétition, l’un n’avait que quatre victoires d’étape sur le Tour de France ­selon sa fiche Wikipédia, l’autre ne fréquentait pas le macadam. C’était il y a huit ans, pour l’une des brouilles mémorables de la petite famille du cyclisme britannique.

Une course à l’américaine, déjà, aux Jeux olympiques de Pékin en 2008. Champions du monde cinq mois plus tôt à Manchester, « Wiggo » et « Cav », comme on les appelle outre-Manche, ne sont que neuvièmes aux JO, le grand rouquin étant épuisé par une ­semaine à six courses – et deux médailles d’or. Son cadet, lui, n’a que l’américaine à disputer et a le sentiment de courir avec un fantôme. « Comme le disent les parents à leurs enfants, je n’étais pas énervé contre Bradley, simplement déçu », se lamente Cavendish dans son autobiographie, Boy Racer (Ebury Press, 2010, non traduit).

« Une relation indestructible »

Ils ne se parleront plus pendant deux mois. Leurs relations suivent une courbe ­sinusoïdale. Combien de fois se sont-ils fâchés puis réconciliés ? Dernière bouderie en date : en 2012, quand Cavendish se sent mis de côté sur le Tour dans une équipe Sky bâtie autour de Wiggins. Six mois plus tard, ­Wiggins, collectionneur de Vespa et Lambretta d’époque, fait livrer à son cadet l’un de ces cyclomoteurs italiens devenus des symboles du mouvement Mod.

« “Cav” est comme un petit frère pour moi. On se fâche, on se réconcilie, on s’énerve l’un l’autre, on se dit des mots, mais nous avons une relation indestructible », résume la star dans My Time (Yellow Jersey Press, 2012, non traduit), l’une de ses… trois autobiographies.

En réunissant les deux coureurs à Londres, British Cycling, la fédération britannique de cyclisme, a réussi un joli coup. Dans ce vélodrome olympique surchauffé, où les pistards de la reine firent en 2012 une moisson dorée (huit titres), « Cav » et « Wiggo » vont voler la vedette aux sprinteurs. La piste les a façonnés ; elle peut leur offrir, aux Jeux olympiques de Rio, une dernière tranche de gloire.

« Sur route, tout devenait un peu banal, je regardais tourner l’horloge. Alors que ça, la piste, j’adore. Je pensais m’arrêter après Rio, mais maintenant je pense continuer l’hiver prochain. »

Wiggins adorait cette discipline relativement prévisible, qui pardonne les écarts post-compétition et où la science a une importance prépondérante. Il l’a retrouvée avec joie, même si cela ne se traduit pas toujours chez lui par un sourire.

« La route, c’est un monde de chiens. La piste, c’est plus familial, c’est un groupe de gens très unis », disait-il en la retrouvant fin 2014, après avoir été écarté par l’équipe Sky du Tour de France au profit de Chris Froome. Par rapport à son année 2012 en jaune – la couleur de son maillot au Paris-Nice, au Cri­térium du Dauphiné et au Tour de France –, ­Wiggins a pris 14 kg. Pour redevenir le meilleur poursuiteur du monde, un effort de quatre minutes, il lui fallait gagner de la puissance et donc du muscle.

« Sur route, tout devenait un peu banal, je regardais tourner l’horloge, confiait-il au Daily Telegraph en octobre 2015. Alors que ça, la piste, j’adore. Je pensais m’arrêter après Rio, mais maintenant je pense continuer l’hiver prochain. »

Répulsion pour la piste

Le succès a contribué à l’histoire d’amour : ­Wiggins a remporté sur piste six de ses sept médailles olympiques. Il est déjà, avec le sprinteur Chris Hoy, le Britannique le plus médaillé de l’histoire aux JO. Une médaille d’or supplémentaire, en poursuite par équipes, lui permettrait de rejoindre le rameur Steve Redgrave et d’atteindre le sommet de la noblesse sportive du pays, lui dont le nom résonne déjà bien au-delà du cercle des amateurs de cyclisme.

Wiggins est un cycliste consacré par l’establishment. Sa façon de travailler a séduit British Cycling, sa personnalité a envoûté les médias, son palmarès a conquis les Britanniques. Tout ce que n’a pas fait Mark Cavendish.

La tête dure du sprinteur de l’île de Man s’est fracassée sur un système qui l’assimilait avec peine. Cavendish a détesté les entraînements millimétrés de poursuite, la discipline reine pour les Britanniques, et s’entendre dire qu’il n’avait « pas les watts ». Il a fini par en éprouver une véritable répulsion pour la piste dont il dédaigne les champions, qui n’ont pas à s’infliger les mêmes sacrifices que lui.

« Pour être honnête, j’ai atteint le point où, s’il le fallait, je ferais de la natation synchronisée pour gagner une médaille olympique. »

Si Wiggins revit dans les vélodromes, on peine à croire que Cavendish ait retrouvé la piste avec plaisir. Il revient poser ses roues pleines sur le pin de Sibérie parce qu’il a, raconte son ancien partenaire Rob Hayles, « un désir brûlant de gagner une médaille olympique, la seule chose qui lui manque ». Londres n’est qu’une étape obligatoire sur le chemin de Rio. Cavendish confirme à sa façon, au Telegraph : « Pour être honnête, j’ai atteint le point où, s’il le fallait, je ferais de la natation synchronisée pour gagner une médaille olympique. »

Quatre ans après le fiasco de Pékin, le sprinteur n’a pu faire parler sa puissance sur route à Londres, lors d’une course bâtie pour lui mais que l’équipe de Grande-Bretagne n’a pas su contrôler. Cavendish ne supporte plus que les journalistes de son pays pointent ce trou dans son palmarès. Il est aussi conscient, à un stade de sa carrière où l’intérêt économique a pris du poids, des opportunités qu’un titre olympique lui apporterait. C’est une chose qu’un Européen du continent ne comprendra jamais : vu d’outre-Manche, 26 étapes du Tour de France et un championnat du monde sur route, c’est bien. Une médaille olympique, c’est mieux.

Mark Cavendish le 4 mars. | ADRIAN DENNIS / AFP

« Mark gagne à l’étranger dans des épreuves qui comptent moins ici que les Jeux olympiques, même si c’est en train de changer grâce à lui. Pour son avenir en Grande-Bretagne, cette médaille est très importante », explique Rob Hayles, qui a vu son destin d’honnête cycliste basculer lorsqu’il a remporté le bronze de l’américaine en 2004, aux JO d’Athènes, avec Bradley Wiggins.

L’orgueil proverbial de Mark Cavendish a aussi sa part dans ce retour. En 2008, à seulement 23 ans, le coureur de l’équipe Columbia sort d’un Tour de France épatant – quatre victoires d’étape. Mais le public britannique ne retient que son échec de Pékin, renforcé par la domination totale de ses coéquipiers sur la piste. « Tout le monde est rentré en héros avec des médailles autour du cou et les entraîneurs se délectaient de cette pluie d’or. Je n’étais pas le grand oublié du moment ; j’étais le grand oublié depuis le début », raconte dans son livre Mark Cavendish, qui a toujours eu l’impression d’être le pestiféré de l’équipe.

Pari risqué

Il se voit contraint d’emprunter l’une des deux breloques de Jason Kenny pour être surclassé dans le vol qui le ramène de Chine, privilège réservé aux médaillés. Dire que l’épisode l’a laissé amer serait un euphémisme. « La piste, c’est terminé. Je n’ai rien à gagner là-bas, jure-t-il quelques mois plus tard. Si je voulais être une star ou être invité dans les talk-shows, gagner aux JO serait indispensable à ma carrière. Mais ça ne servirait à rien pour ma carrière cycliste. »

Depuis plus d’un an, Cavendish se réhabitue pourtant à la piste, quitte à fâcher son très généreux employeur, l’équipe belge Etixx-Quick Step. En vue de Rio, il a quitté cette équipe dont il n’était pas le patron pour la formation sud-africaine Dimension Data, où il a les coudées franches pour décider de son programme.

Sportivement, pourtant, le pari est très risqué. Cavendish est plus âgé que ses concurrents dans l’omnium, qu’il entend disputer à Rio. L’épreuve est à la piste ce que le décathlon est à l’athlétisme : six épreuves d’endurance et de vitesse où polyvalence et tactique sont les maîtres mots. Or, Cavendish n’a plus son explosivité d’antan et n’aime toujours pas la poursuite.

En alignant sa star aux Mondiaux de Londres, British Cycling lui a donné une chance de prouver sa valeur, de gagner sa place aux dépens de Jon Dibben, de neuf ans son cadet. Mais le culte de l’or olympique prévaut dans cette fédération aux faux airs d’entreprise. Les entraîneurs de Cavendish l’ont prévenu : s’il ne monte pas sur le podium samedi, à domicile, il devra laisser sa place. Et renoncer sans doute à la postérité dans son propre pays.