Un miracle économique. Un « lion africain ». Jusqu’à récemment, l’Ethiopie était citée en exemple par de nombreux économistes du continent. Avec une croissance officielle à deux chiffres sur la dernière décennie et une stabilité encensée par Barack Obama lors de son séjour africain en août 2015, le discours sur la renaissance d’un pays assimilé à la famine des années 1980 était porteur d’espoir. Mais la sécheresse et la succession de manifestations, violemment réprimées, depuis près d’un an viennent noircir le tableau. Le chercheur Jean-Nicolas Bach, spécialiste du pays et coordinateur du dossier de la revue Politique africaine consacré à « L’Ethiopie après Meles Zenawi » [l’ancien premier ministre décédé en août 2012] revient sur ce modèle éthiopien : est-il à bout de souffle ?

L’Ethiopie a été la coqueluche de l’Afrique en matière de réussite économique ces dernières années. Pourquoi ?

Jean-Nicolas Bach Le modèle éthiopien est celui d’un Etat « développementaliste » inspiré du modèle asiatique. C’est un Etat très dirigiste qui contrôle son économie, décide des secteurs où il faut investir et a misé sur les infrastructures pour attirer les investissements étrangers. C’est un modèle qui a semblé fonctionner à un moment donné dans une logique similaire à celle du Rwanda. On a accepté qu’un Etat très puissant puisse avoir des résultats économiques conséquents avec une croissance annoncée à 10 % sur la dernière décennie. Mais le Fonds monétaire international (FMI) a réévalué à la baisse cette croissance officielle qui aurait sans doute tourné davantage autour de 8 % [Le FMI et la Banque mondiale prévoient respectivement une croissance à 4,5 % et 7,1 % en 2016].

Qu’est-ce qui a fonctionné dans ce modèle ?

Il faut reconnaître au gouvernement que le pays a fait un énorme bond en avant. L’Ethiopie a de véritables atouts, notamment un marché prometteur et un environnement exceptionnel. Les indicateurs socio-économiques confirment des progrès remarquables sur la dernière décennie. Des mégaprojets de développement étaient censés tirer l’économie. Ils sont en place : l’Ethiopie a construit des voies de chemin de fer, un tramway. Un énorme réseau hydroélectrique est en cours d’édification. Mais il faut voir si ces projets vont aller à leur terme. Le pays manque de fonds éthiopiens et étrangers : les infrastructures sont visibles mais il faut désormais que les investissements suivent. La question est de savoir si les promesses de l’ancien premier ministre Meles Zenawi et de ses successeurs vont finir par payer ou si toutes les faiblesses structurelles qui apparaissent vont prendre le dessus et faire déchanter ceux qui ont loué le modèle éthiopien.

Quelles sont ces faiblesses structurelles ?

L’Ethiopie manque de liquidités et est fortement dépendante des exportations agricoles qui représentaient la moitié de ses exportations en 2015. Cela la rend vulnérable aux fluctuations des cours internationaux. Le scénario du pire serait sans doute une forte baisse du cours des matières premières, comme le café, conjuguée à une forte hausse du prix du pétrole. On peut aussi mentionner la reprise à la hausse de l’inflation qui pourrait dépasser à nouveau les 10 % pour 2016. Enfin, la dimension politique du modèle mis en œuvre pose problème : la volonté du gouvernement de tout contrôler est en contradiction avec son désir pourtant affiché d’encourager l’initiative entrepreneuriale.

L’Ethiopie s’est engagée dans un processus de transformation de son économie, majoritairement agricole. Elle souhaite développer l’industrie et les services. Où en est cette transition ?

Les résultats sont un peu décevants. L’industrialisation prend plus de temps que prévu. L’industrie et les services représentaient, en 2014, respectivement 14,7 % et 43,4 % du PIB. La transition industrielle est donc le grand retardataire de l’Etat développementaliste. C’est compliqué de transformer un pays aussi grand, aussi peuplé, aussi rapidement.

Expliquez-nous…

Les autorités se donnent les moyens politiques d’arriver à leurs fins. Leur mode de fonctionnement autoritaire n’est pas uniquement basé sur la violence physique mais sur des formes plus pernicieuses : la menace, l’incitation, l’encadrement. La coalition au pouvoir est devenue une telle machine infiltrée et diffuse au sein de l’administration que, pour avoir un poste à responsabilité aujourd’hui, il faut être encarté. C’est un parti tentaculaire devenu un parti d’opportunités, voire d’opportunisme, dont la fidélité de ses membres peut être mise en doute.

La volonté de contrôle est aussi présente dans l’économie. Addis-Abeba verrouille encore certains secteurs tels que les banques et les télécommunications par exemple…

Il me semble positif que le gouvernement ait protégé son économie et ses citoyens de la dernière crise financière mondiale en opérant une ouverture contrôlée et prudente. Cela rend le pays moins vulnérable. Le discours et le projet porté par Meles Zenawi étaient foncièrement opposés au néolibéralisme, présenté comme le mal absolu. Et cela n’est pas qu’un exercice rhétorique. Le modèle de développement est original, avec une vraie volonté faire entrer l’Ethiopie dans la catégorie des pays à revenus intermédiaires. La question aujourd’hui est de savoir si la structure politique est capable de réaliser les ajustements nécessaires pour mener à bien le projet.

Qu’est-ce qui pourrait faire échouer ce projet ?

Les limites politiques du projet dirigiste éthiopien sont là : quand on contrôle tout, on ne crée pas la confiance indispensable pour attirer les financements extérieurs, pour que les Ethiopiens investissent. Il faut à la fois développer l’économie et ouvrir la scène politique. L’un ne va pas sans l’autre. Sans quoi risquent d’apparaître non plus seulement des blocages mais aussi des résistances croissantes, voire des crises. Soit le gouvernement se met à travailler dur pour restaurer la paix et la confiance, soit le système implose. Il n’est peut-être pas trop tard pour éviter cela.

Quelles peuvent être les conséquences des récents troubles politiques ?

Cela détériore le discours de croissance même si cela n’a pas encore plombé les chiffres. Ces troubles ont jeté une lumière crue sur une situation économique et politique moins glorieuse que celle qui est affichée depuis dix ans. L’Ethiopie était jusqu’à récemment le pays le plus stable de la corne de l’Afrique. La communauté internationale fermait les yeux sur son autoritarisme pour favoriser cette stabilité. Mais privilégier la stabilité à l’ouverture politique est une vision de court terme qui finit par créer une situation interne explosive.

Des fermes horticoles étrangères ont récemment été attaquées dans la région Amhara (nord), haut lieu de la contestation de ces derniers mois. Fait-il bon investir en Ethiopie ?

L’Ethiopie, avec ses 97 millions d’habitants, représente un immense marché, le plus grand de la région, qui pourrait s’ouvrir si le projet du gouvernement fonctionne. Il y a encore des faiblesses, notamment une machine administrative qui complique les démarches et peut freiner les investisseurs. Addis-Abeba doit tout faire pour rétablir une situation paisible et propice au développement. Le risque est désormais élevé dans le pays. Aujourd’hui, les investisseurs ralentissent leurs projets. C’est comme si le gouvernement était en train de gâcher dix ans d’investissements, de projets qui auraient pu fonctionner. Cela montre bien comment un régime répressif met en jeu sa propre survie.