Ils paraissent si fragiles, sous leur drôle de capot. Tous ces joueurs, le regard hagard, perdus dans des balades virtuelles, un volant de pixels entre les mains. Ils sont là, à arpenter des routes imaginaires, à baver d’un air fier, alors qu’ils n’ont peut-être même pas le permis. Vue de l’extérieur, la simulation automobile a un air de mystère, aux yeux de ceux que les pneus en 3D indiffèrent.

Mais alors, pourquoi les simulations automobiles sont-elles si populaires ? Les deux simulations phares du genre, Gran Turismo et Forza (à l’affiche mardi 27 septembre avec la sortie de Forza Horizon 3 sur PC et Xbox One), se sont écoulées au cumul à près de 100 millions d’exemplaires tous épisodes confondus. De son côté, la série Mario Kart s’est hissée sur le podium des meilleures ventes des quatre dernières consoles de Nintendo, soit plus de 80 millions de jeux vendus en dix ans. Mais, si apprécié soit-il, le genre est un des plus sous-estimés.

Si, depuis une petite dizaine d’années, le jeu vidéo bénéficie d’une reconnaissance médiatique, et même universitaire, grandissante, les jeux de voiture restent le parent pauvre de cette discipline. « Dans Ludespace [un laboratoire d’études sur le jeu], les sports mécaniques étaient l’une des rares catégories qui étaient corrélées à la catégorie socioprofessionnelle – employé/ouvrier – mais je ne crois pas avoir vu passer de recherches spécialisées sur ce genre, qui est trop populaire », se chagrine Mathieu Triclot, auteur de Philosophie du jeu vidéo et tête de file des « play studies ». Peu narratif, le jeu de voiture serait-il moins « noble » que les genres s’inscrivant dans un héritage littéraire ou cinématographique, comme les jeux de rôle et d’action ? Il réserve, pourtant, une vraie richesse d’expérience.

Plaisir enfantin

Gran Turismo 6 - Vision GT
Durée : 03:29

La mimesis, la pulsion d’imitation, et l’agôn, la pulsion de compétition, deux des quatre socles du jeu théorisés en 1958 par Roger Caillois (Les Jeux et les Hommes, éd. Gallimard), trouvent dans le jeu automobile une expression privilégiée. « Pour les vrais joueurs de jeux de voiture, la question de la simulation, de la précision, et du réflexe est importante », assure Mathieu Triclot.

A cet égard, la simulation automobile est la seule simulation sportive qui imite le dispositif de contrôle d’un pilote réel : volant et pédales existent comme accessoires de jeu vidéo, et même sans, la manette imite le geste du pilotage, en tournant vers la gauche ou la droite le stick de contrôle, ou en accélérant ou poussant un bouton de tranche sensible à la pression, exactement comme une pédale. « Alors que, quand je joue à FIFA, je transfère l’habileté du pied vers la main, et en plus avec le programme qui automatise une part de cette habileté qui est celle du joueur de football », poursuit le chercheur. Après tout, plaisante le philosophe, le jeu vidéo n’est-il pas lui-même un sport mécanique ?

Forza Motorsport et Gran Turismo ont largement capitalisé sur la finesse de la reproduction des voitures et leur mise en scène quasi érotique. Non sans tomber parfois dans le cliché viriliste et l’accessoirisation de la femme, par exemple dans Outrun, où l’avatar du joueur est constamment accompagné d’une passagère blonde passive et muette. Mais le plus souvent, le joueur retrouve surtout dans le jeu vidéo un plaisir proche des petites voitures. C’est celui de l’imitation, de la possession et de la collection – fierté de décrocher, par ses bonnes notes, ses performances ou ses économies, la petite nouvelle, le tout dernier modèle, la plus belle des autos.

Courses épiques

Mais il se double également d’une dimension proprement ludique, absente – idéalement – de la conduite dans la réalité : le jeu d’obstacles. « Dans les mécaniques de jeu, on retrouve une brique vraiment très basique : la gestion de la collision, éviter, ne pas toucher le bord. C’est pourquoi dans le jeu de course, il y a aussi la question de l’accident, souvent très investie, très graphique », reprend le philosophe. Comme dans la série spectaculaire des Burnout, aujourd’hui arrêtée, ou même des séries humoristiques ou futuristes comme Mario Kart, WipEout et F-Zero, dans lesquels contacts, frottements et interactions entre concurrents sont tout aussi importants que la conduite, si ce n’est plus.

A cet égard, souligne Mathieu Triclot, le jeu de course tient d’une décharge d’adrénaline finalement très proche des « shoot’m up », les jeux de tir spatiaux. Rapidité et précision d’exécution, prééminence du danger, cadre spectaculaire : les combats de vaisseaux dans Star Wars ne sont finalement pas si éloignés, dans leur arrière-goût d’adrénaline, des courses épiques de F-Zero X ou des déboulés à contresens de Burnout.

F-Zero GX: Grand Prix - Emerald Cup [Expert] HD
Durée : 23:58

Vertige pur

Pour Alexis Blanchet, maître de conférences en études cinématographiques à l’université Paris-III, il faut rapprocher ces jeux de course des attractions de parcs à thèmes. « Au vertige de l’accélération et du déplacement s’ajoute celui de la situation d’exception, de la situation inusitée dans la vie de tous les jours : échapper à des poursuivants, rouler à tombeau ouvert, jouir du plaisir de rouler dans des paysages de cinéma. »

Ainsi dans Forza Horizon 3, le joueur, plongé dans l’arrière-pays australien avec ses reliefs majestueux et sa végétation luxuriante, recourt à des véhicules inattendus (hélicoptère, train, quad de science-fiction…). « Cette simulation de course dépasse le simple cadre compétitif, agonistique, classique de la course entre véhicules, pour offrir au joueur une expérience plutôt pensée comme ce que l’on pourrait qualifier de morceau de bravoure automobile », suggère Alexis Blanchet.

Et de rappeler que cette expérience-là renvoie bien moins au sport qu’au cinéma, qui en regorge : des courses-poursuites (James Bond), des fuites (Drive), des balades (le road-movie en général), des filatures (Bullit), des défis (La Fureur de vivre), des accidents (Crash, de Cronenberg)… c’est-à-dire des morceaux de bravoure. Dans Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot comparait l’expérience du jeu vidéo arcade à la course vers la falaise de La Mort aux trousses.

Hitchcock la mort aux trousses voiture solo1
Durée : 04:10

« On recherche le vertige pur. Mais comme dans un jeu de tir arcade, c’est toujours par doses », souligne Mathieu Triclot, le niveau de dextérité du joueur augmentant au fur et à mesure, obligeant chaque fois le jeu à rehausser sa difficulté, dans un ping-pong permanent.

Hypnose nocturne

Le jeu vidéo de voiture sait aussi se faire détente. A l’image du récent Forza Horizon 3, unanimement salué par la critique, et qui relève bien plus du plaisir de la conduite libre, de la balade automobile et d’une ivresse de la vitesse qui se passe de règles et de codes. Ici, peu d’emballage sportif, mais surtout le plaisir de l’imprévu.

Et puis il y a le sentiment de maîtrise, poussé jusqu’à l’impression de ne plus faire qu’un avec son véhicule, jusqu’à conduire sans même y penser. Le jeu de voiture se fait alors transe ordinaire, à la manière d’une longue séquence hypnotique de conduite bercée par les lumières de la nuit. « Nightdriver, le jeu d’Atari, est le premier à proposer cet effet de plongée en profondeur dans la route », pointe Mathieu Triclot, qui y voit une expérience proche de l’hypnose.

Night Driver - Arcade (Atari 1976)
Durée : 00:30

Il faut s’y imaginer le plaisir du joueur qui, de campagne en colline, roule et se dandine, sans jouer les héros. « Faire la route sans y penser, c’est l’exemple de petite transe ordinaire quotidienne que donne Erikson, un psychiatre cité par François Roustang dans son livre Qu’est-ce que l’hypnose ? (éd. Minuit, 1994) », rappelle Mathieu Triclot.

« Il y avait déjà des réflexions sur le train, le bercement, etc. ; il y a quelque chose de très répétitif au niveau du scintillement lumineux. On peut se dire que le jeu vidéo exploite ça – l’effet Nightdriver – avec une affinité de dispositif entre le poste de pilotage et la position assise devant l’écran. »

Autant de raisons pour lesquelles, quand on est joueur, ça fait boum-boum dans son cœur.