Avec l’automne, le métier de cinéphile est redevenu un emploi à temps plein. D’autant que le plus beau film de la semaine, Aquarius, est un gros morceau, avec ses deux heures et demie, qu’il faudrait répéter jusqu’à l’épuisement de sa riche matière.

Plus succincts, les courts-métrages animés qu’a inspirés Guillaume Apollinaire offrent une leçon d’histoire autant que de poésie. Fuocoammare, tourné par le documentariste italien Gianfranco Rosi, sur l’île de Lampedusa, est, lui, ancré dans une réalité plus proche. Mais de toute façon, pas moyen de ne pas aller au cinéma, sous peine d’accumuler un retard que les semaines à venir ne feront que creuser.

UN COSMOS DONT LE CENTRE EST UNE FEMME : « Aquarius », de Kleber Mendonça Filho

AQUARIUS Bande Annonce (2016)
Durée : 01:32

Pour beaucoup de festivaliers, les deux plus beaux films de Cannes 2016 ont été ignorés par le jury. Après Tony Erdmann, voici que sort l’autre oublié du palmarès, Aquarius, second long-métrage du Brésilien Kleber Mendonça Filho.

Le film éclôt comme un portrait de femme – Clara (Sonia Braga), presque septuagénaire, qui vit seule dans un appartement de Recife (Brésil) menacé par la convoitise de promoteurs immobiliers. Cette intimité se déploie dans le temps – la vie de Clara, amoureuse des êtres, de la musique, de l’existence – et dans l’espace de Recife, dont les replis cachent toutes les contradictions d’une société humaine qui se trouve ici être brésilienne.

Sans jamais recourir au flash-back, Kleber Mendonça Filho fait d’Aquarius une fresque historique où le passé s’infiltre dans toutes les fissures du présent : pour transmettre sa science musicale aux générations à venir, Clara passe du vinyle aux fichiers numériques ; pour lutter contre les prédateurs, elle retrouve les réflexes de son passé militant…

Le regard que le cinéaste porte sur ce personnage sublime n’est pas pour autant aveuglé par l’amour : Clara est une femme impérieuse, souvent indifférente aux autres – l’incarnation de cette génération d’après 1968 qui n’en finit pas d’abandonner le pouvoir. Et son interprète, qui avait disparu des grands écrans depuis des décennies, est éblouissante de séduction, d’autorité et de fragilité. Thomas Sotinel

« Aquarius », film brésilien de Kleber Mendonça Filho avec Sonia Braga, Maeve Jinkins, Irhandir Santos, Humberto Corrao (2 h 25).

AUX AVANT-POSTES DE LA FORTERESSE EUROPE : « Fuocoammare », de Gianfranco Rosi

FUOCOAMMARE Bande Annonce (Ours d'Or Berlinale 2016)
Durée : 01:40

L’île italienne de Lampedusa, située à 110 kilomètres de la côte tunisienne, a vu en vingt ans plusieurs dizaines de milliers de personnes s’échouer sur ses côtes dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Cette situation tristement stratégique en a fait un symbole et l’un des endroits les plus médiatisés de la planète.

Alors, à quoi bon rapporter des images de Lampedusa, si c’est pour montrer le même drame de la même façon ? Le nouveau documentaire de Gianfranco Rosi (Sacro GRA, 2013), Fuocoammare, Ours d’or de la Berlinale 2016, oppose à la précipitation médiatique une temporalité plus étendue, moins dépendante de l’actualité. Lampedusa y est moins un symptôme qu’une localité, avec la pluralité de situations hétérogènes que celle-ci recouvre.

Le film surprend dès le départ par sa façon de suivre plusieurs lièvres à la fois. Il accompagne les pérégrinations d’un garçon de 12 ans, Samuele, habitant de l’île, qui court la campagne pour chasser les oiseaux avec sa fronde, va à l’école et parfois part en mer avec son père pêcheur. A quelques pas de là, les autorités sanitaires sont sur le pied de guerre et déploient un véritable arsenal pour venir au secours des naufragés.

Rosi montre l’imposant dispositif humanitaire mis en place, aussi bien que la façon dont la machine administrative succède instantanément à la main tendue. Tournant seul avec sa caméra, il sculpte des images d’une splendeur tellurique (les ciels plombés, les camaïeux de couleurs hivernales) qui lorgnent souvent vers un imaginaire de fiction. Ce faisant, il ne montre pas autrement Lampedusa que comme un point de rencontre permanente entre chronique et tragédie, sédentarité et nomadisme, en somme entre la Maison et le Monde. Mathieu Macheret

« Fuocoammare », documentaire italien et français de Gianfranco Rosi (1 h 49).

FILMS EN RIMES : « Apollinaire, 13 films-poèmes »

Apollinaire 13 films-poèmes
Durée : 01:02

Après s’être consacré à Prévert en 2014 et à Desnos en 2015, le merveilleux programme En sortant de l’école invite à la rencontre de Guillaume Apollinaire. Une fois encore, le résultat de ces rêveries à quatre mains, joignant le génie du poète au talent de l’animateur, donne l’un des plus beaux rendez-vous animés de l’année.

D’une exceptionnelle variété de formes et de tons, les programmes ressemblent à l’idée qu’on se fait de leurs poètes. Apollinaire a cela de particulier que la destinée du poète l’inscrit nettement dans un mouvement chronologique : la personnalité d’Apollinaire s’y devine dans la perspective de sa mort prématurée en 1918.

Au-delà des impressions variées laissées par chaque film – l’euphorie un peu ivre d’A toutes les dingotes et à tous les dingos, la chaleur familiale du Repas, le lyrisme du Pont Mirabeau –, l’ensemble est traversé d’une mélancolie grandissante à mesure que l’on sent, en mots et en images, comment la guerre transforme l’âme avant d’avoir raison du corps (voir le bouleversant Carte postale, dans lequel Fabienne Wagenaar anime les cartes portant les mots du soldat à sa belle).

C’est une leçon d’histoire autant que de poésie, et une preuve de plus, pas nécessaire mais superbe, de l’éternelle vigueur des vers d’Apollinaire. Noémie Luciani

« Apollinaire - 13 films-poèmes », treize courts-métrages animés français d’Augustin Guichot, Hugo de Faucompret, Fabienne Wagenaar, Caroline Cherrier, Marie de Lapparent, Florent Grattery, Charlie Belin, Marjorie Caup, Emilie Phuong, Loïc Espuche, Mengshi Fang, Wen Fan, Mathieu Gouriou et Anne-Sophie Raimond (42 minutes).

SUBLIME CAUCHEMAR DES ANNÉES SIDA : « Mauvais sang », de Leos Carax

MAUVAIS SANG (Leos Carax) Trailer
Durée : 01:46

D’aucuns prétendent que Mauvais sang (1986), qui en son temps suscita l’engouement d’une génération, serait aujourd’hui daté. Mais « daté » ne signifie pas forcément obsolète. Le film a incorporé dans sa forme l’essence même de son époque et, comme un flacon rouvert, nous la restitue telle quelle. Leos Carax, qui n’avait alors que 25 ans, nous parlait à l’endroit de ce point brûlant, le romantisme adolescent, que la cendre des décennies n’aura pas suffi à étouffer.

Alex (Denis Lavant), jeune voyou aux mains agiles, ventriloque à ses heures, croise la route de vieux gangsters en bout de course (Michel Piccoli, Hans Meyer, Serge Reggiani) qui l’embarquent dans un coup qui pourrait tous les mettre à l’abri : voler, dans les hauteurs d’une tour de la Défense, la souche d’un virus (le STBO) qui infecte le sang de « tous ceux qui font l’amour sans sentiments ».

Alex accepte ce plan risqué pour respirer encore un moment le même air qu’Anna (Juliette Binoche), la petite amie de Marc (Piccoli), dont la beauté aussi pâle qu’un fantôme de Louise Brooks vaut bien qu’on se jette dans l’abîme. Une lumière halogène, toute de clignotements et de taches mouchetées, extirpe de l’obscurité un monde peint en noir et blanc, et ponctuellement contrarié par de pures couleurs primaires.

Ce romantisme écorché allait si bien aux années 1980, parce qu’alors, tout était en train de mourir. La froide lave libérale recouvrait les utopies politiques de la décennie précédente. La jeunesse amoureuse était décimée par l’épidémie du sida (l’autre nom caché du STBO). Le cinéma même agonisait, grignoté de toutes parts par la prolifération conquérante de l’imagerie publicitaire. M. Ma.

« Mauvais sang », film français de Leos Carax (1986), avec Denis Lavant, Juliette Binoche, Michel Piccoli, Julie Delpy, Hans Meyer, Carroll Brooks, Hugo Pratt, Mireille Perrier, Serge Reggiani (2 h 05).