Bruno Lasserre, à la tête de l’Autorité de la concurrence pendant douze ans, va rejoindre le Conseil d’Etat. | Alastair Miller / Bloomberg via Getty Images

« Défendre la concurrence, c’est redistribuer les chances au profit de la jeunesse, de ceux qui prennent des risques, en bousculant l’ordre établi et les rentes héritées du passé. » Par cette maxime, Bruno Lasserre adresse une petite pique aux patrons qui ont subi pendant douze ans ses décisions de président de l’Autorité de la concurrence. Et il adresse une forme de message à ceux qui lui succéderont à la tête de l’institution, mercredi 28 septembre, alors qu’il rejoint le Conseil d’Etat.

Sauf surprise (et après avis des commissions parlementaires), il devrait laisser sa place à Isabelle de Silva, membre non permanent de l’institution depuis 2014. La nouvelle direction trouvera sur son bureau plusieurs dossiers en cours, dont certains plus brûlants que d’autres, à l’image de Canal+ : d’ici juin 2017, l’Autorité doit réexaminer tout le cadre réglementaire auquel elle a soumis le groupe de télévision payant et gratuit. Faut-il alléger ou supprimer les 33 injonctions imposées à Canal+, en 2006 puis 2012, en raison du rachat du bouquet TPS par CanalSat ? L’arrivée d’acteurs comme Netflix, dans les films et séries, ou BeIN Sports dans le football change-t-elle la situation ?

L’essor de SFR dans les droits sportifs et audiovisuels rend-il Canal+ moins dominant ? Autant de questions posées par l’Autorité aux acteurs du marché, dans la consultation publique lancée en juillet. Pour la filiale de Vivendi, en difficulté en France, le dossier est très sensible : en effet, en refusant de lever de manière anticipée une des 33 injonctions de Canal+, l’Autorité de la concurrence a en juin sonné le glas de son accord de distribution exclusive noué avec la chaîne « premium » beIN Sports.

Dans les télécoms, domaine de prédilection de Bruno Lasserre, l’Autorité de la concurrence devra boucler trois affaires d’ici la fin de l’année. La plus sensible concerne SFR. L’institution cherche à savoir si son propriétaire, Patrick Drahi, a commencé à travailler chez l’opérateur, avant même d’avoir obtenu le feu vert de l’Autorité de la concurrence en 2014. Ce qui est interdit. L’Autorité a commandé des perquisitions et saisi d’abondantes preuves. SFR risque une amende théorique de 500 millions d’euros. Mais la sanction sera certainement très inférieure à ce montant.

Rapprochement Darty et Fnac

Le nouveau président de l’Autorité pourrait surtout avoir à se pencher sur la consolidation du marché. Après l’échec du rachat de Bouygues Telecom par Orange en mars 2016, un nouveau schéma faisant disparaître l’un des quatre opérateurs du marché pourrait ressurgir.

Très active dans le secteur de la distribution, l’Autorité suivra attentivement les suites du rapprochement entre Darty et la Fnac, auquel elle a donné fin juillet un aval, conditionné à la cession de magasins. Ce dossier a ouvert une voie inédite : le canal de la vente sur Internet a été intégré dans l’étude du marché de référence, une première.

L’Autorité de la concurrence surveillera également les regroupements entre les centrales d’achat des distributeurs. Depuis 2014, les grands groupes se sont associés pour avoir plus de poids face aux grandes marques multinationales (Auchan avec Système U, Leclerc avec l’allemand Rewe Group…). M. Lasserre avait rappelé il y a quelques mois la possibilité pour l’institution de s’autosaisir en cas de risques pour les fournisseurs ou pour la concurrence entre enseignes. D’autant que le mouvement ne s’arrête pas à l’alimentaire. Le rapprochement entre la Fnac et Darty a fait bouger la concurrence dans le domaine des achats de produits électroménagers.

Fière d’avoir joué un rôle moteur dans la loi Macron, en faveur de la libéralisation du marché des notaires ou des autocars, l’institution de la rue de l’Echelle doit finaliser plusieurs études thématiques, notamment sur le marché des audioprothèses. Jugeant le maillage territorial relativement satisfaisant et sans acteur en position dominante, l’Autorité a néanmoins relevé des freins à l’appareillage, de nature psychologique et économique, les prix restant élevés. Elle proposera des pistes de réforme à la fin de l’année.

L’autorité a par ailleurs ouvert une enquête sectorielle sur la publicité en ligne. Son objectif : savoir si les « petits » acteurs y jouent à armes égales avec les géants du Net comme Google et Facebook, qui collectent de très nombreuses données sur les internautes. « Les données doivent entrer dans l’analyse du pouvoir de marché, commente M. Lasserre. Ce sont elles, et non le chiffre d’affaires réalisé, qui ont justifié le rachat, à des prix aussi élevés, de WhatsApp par Facebook et de LinkedIn par Microsoft. » Des conclusions sont attendues au printemps.

A quelques mois de la présidentielle, il n’est pas certain que les suggestions de réforme trouvent tout de suite une oreille attentive. « Sur un marché, passer d’un équilibre A à un équilibre B a un coût politique à court terme pour un bénéfice qui n’est visible qu’à long terme… », sourit M. Lasserre, qui regrette de ne pas avoir réussi à changer le secteur des pièces détachées automobile, contrôlé par les constructeurs, ou encore celui de la distribution des médicaments sans ordonnance. Son successeur aura le plaisir de goûter au pouvoir et aux défis d’une fonction très exposée, médiatiquement et politiquement.