Shimon Pérès en juillet 2014. | MENAHEM KAHANA / AFP

Né en 1923 dans un village appartenant aujourd’hui à la Biélorussie et arrivé en Palestine en 1934, Shimon Pérès a œuvré toute sa vie à la création et à la défense de l’Etat d’Israël. En septembre 2009, alors qu’il était président d’Israël depuis deux ans, Shimon Pérès rencontrait notre reporter Annick Cojean, et se pliait à l’exercice du « Je ne serais pas arrivé là si… » Nous n’avions jamais eu l’occasion de publier cet entretien, nous le faisons à présent, à l’occasion de sa mort, survenue mercredi 28 septembre.

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’avais pas fait preuve, à chaque instant de ma vie, d’un optimisme forcené. Malgré les menaces, malgré les guerres. Malgré un environnement où le pessimisme, hélas, est mieux considéré. Je suis consterné de voir à quel point tout est fait pour casser l’élan, l’audace, le rêve, inciter au scepticisme, voire au cynisme, alors qu’il faudrait insuffler de la force et de la confiance dans le monde. Parents et professeurs cherchent à normaliser les enfants ; contraignent, encadrent, limitent au lieu de donner des ailes. Quelle erreur !

Pensez-vous avoir eu de la chance ?

Bien sûr ! Celle d’avoir croisé la route d’un génie : Ben Gourion, le fondateur de l’Etat d’Israël. A la fois un véritable intellectuel et un leader né, ce qui est une combinaison particulièrement rare. Un homme érudit, avide de connaissances dans tous les domaines – histoire, langues, philosophie – mais aussi un homme de poigne et de décision. Il n’esquivait aucune question, se fichait des conventions, remettait en question toutes les idées reçues. Et ne flottait pas. Il savait où il allait. Solide comme un roc. Avec un code moral et un grand sens de l’histoire. Je suis devenu ben-gourioniste à 15 ans et n’ai jamais changé d’avis.

Comment vous a-t-il remarqué ?

Sûrement pas par mon érudition, car j’étais alors ignorant. J’appartenais à un kibboutz, convaincu que la meilleure façon de construire le pays était d’être pionnier et de cultiver la terre. Mais j’avais aussi rallié un mouvement de jeunesse ouvrière, dans lequel – je m’en suis vite rendu compte – la grande majorité des membres étaient communistes, persuadés que la Russie soviétique représentait l’avenir. Or, ce n’était pas le cas de Ben Gourion, qui voyait en Staline un dictateur monstrueux, refusait le principe d’un socialisme importé, et professait un anticommunisme, antiléninisme, antimarxisme totalement iconoclastes pour l’époque. Tout était dans la Bible, martelait-il, berceau d’un socialisme pacifique et généreux. J’étais fasciné par sa clairvoyance, mais minoritaire dans le mouvement. Je me suis exprimé lors d’une convention, et voilà qu’à la surprise générale, j’ai remporté la majorité des voix. Cela n’a pas échappé à l’entourage de Ben Gourion.

Vous avez donc très vite travaillé auprès de lui. Qu’exigeait-il de ses collaborateurs ?

Une vision de l’avenir – savoir imaginer est tellement plus périlleux que savoir se souvenir. Une totale loyauté – le mensonge est quelque chose qu’il ne pardonnait pas. Et une rectitude morale qui, pour lui, était le plus haut degré de la sagesse. J’ai appris de lui autant qu’il est possible d’apprendre d’un autre homme.

Comment le jeune idéaliste du kibboutz est-il devenu le « monsieur armement » d’Israël ?

Ben Gourion m’avait appelé auprès de lui dès 1947, mais très vite, alors que la proclamation de l’Etat d’Israël a tout de suite provoqué une guerre avec le monde arabe, la question de notre armement s’est révélée cruciale. Ce fut ma mission : trouver des armes. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient décrété l’embargo, l’Union soviétique manifesta très vite son soutien aux Arabes. J’ai misé sur la France, malgré les hauts cris de l’establishment israélien, pétri de culture anglo-saxonne et méfiant à l’égard de la France et de De Gaulle. Vous n’imaginez pas la violence des critiques que j’ai reçues. Mais j’ai foncé ! Je ne parlais pas la langue, j’ignorais le pays, mais je sentais que l’héritage du maquis ne pouvait qu’être favorable aux juifs et à Israël. Mon intuition a payé. La connexion française s’est avérée prodigieuse ! Et je n’avais pas 30 ans quand Ben Gourion m’a nommé directeur du ministère de la défense.

Une leçon tirée de votre parcours ?

La meilleure façon d’apprendre à nager est de le faire à contre-courant. Sans craindre la solitude, la controverse, l’impopularité. J’ai été attaqué toute ma vie, conspué, sans que cela influe jamais sur mon comportement. Et me voilà aujourd’hui président d’Israël, doté de taux de popularité stupéfiant ! N’est-ce pas à méditer ?