Watch Dogs 2

« Le jeu devient moins important pour nous. Ce qui m’intéresse, c’est de faire des mondes qui seraient intéressants pour moi, même en tant que touriste. » Dans le milieu très élitiste du jeu vidéo, peu se seraient osés à une telle déclaration d’intention. Mais pour Serge Hascoët, vétéran d’Ubisoft et directeur créatif de l’éditeur français depuis désormais seize ans, la position est assumée : à travers ses productions, il souhaite désormais donner naissance à des mondes virtuels à visiter, plus encore qu’à de simples films interactifs.

Le voyage, Ubisoft s’en est déjà fait une spécialité, il y a désormais neuf ans, avec la sortie du premier Assassin’s Creed. Il s’agissait surtout d’un voyage dans le temps, celui des Templiers. Depuis, de l’environnement népalais dans Far Cry 4 à la reconstitution de Paris dans Assassin’s Creed Unity en passant par un New York dystopique dans The Division, chaque jeu d’Ubisoft se présente comme un lieu de visite.

Assassin’s Creed. | Ubisoft

Depuis deux ans, l’éditeur a franchi une nouvelle étape, en décidant de renoncer en grande partie à la narration classique. « On s’oriente de moins en moins vers des jeux avec un début et une fin, corrobore Elisabeth Pellen, directrice adjointe de la cellule éditoriale, et de plus en plus vers des jeux fondés sur un monde, un contexte, et dans lequel le joueur développe son propre style de jeu. » La production d’un nouveau titre prenant trois à quatre années, c’est seulement à partir de 2017, et notamment du prochain épisode d’Assassin’s Creed, que les joueurs pourront apprécier ce changement de philosophie, assure Serge Hascoët. Celui-ci recevait Le Monde en amont de l’assemblée générale des actionnaires d’Ubisoft, qui entend bien convaincre ses partenaires de son savoir-faire, face à la menace de prise de contrôle d’Ubisoft.

Repérages en Bolivie

Pour mettre en place des jeux-monde, l’éditeur français a déployé une organisation hypertrophique sans équivalent dans l’industrie : vingt-six studios répartis en France, en Suède, à Singapour ou encore au Canada, plus de 10 000 employés, et des budgets évalués à plus de 80 millions d’euros, hors marketing, pour chaque superproduction, avec une cadence de sortie pluri-annuelle.

Au sein de la division éditoriale, cerveau créatif et plate-forme de l’entreprise, un homme, le franco-américain Tommy François, est même chargé de piloter des missions de repérage sur place pour les prochains projets, envoyant une cinquantaine de personnes trois fois à New York pour The Division.

The Division. | UBISOFT

Ou pendant une semaine en Bolivie pour étudier le monde des narcotrafiquants pour Ghost Recon Wildlands, prévu en 2017. « Nous avons une base de données numérique, avec des vidéos sur la transformation de la coca, des photos de criminels, des reconstitutions de prisons, des interviews avec des repentis, etc., énumère-t-il. Il n’y a rien qui remplace le contact, et quand on fait des jeux à 100 millions de dollars partagés par des millions de personnes, il faut cette épaisseur-là. Le voir et le vivre, c’est irremplaçable pour la création. »

Dans son placard, des dizaines de classeurs géants remplis de documentation, à raison d’un par projet. « Ce qui nous différencie, se félicite Serge Hascoët, c’est qu’on demande aux créateurs de connaître leur sujet mieux que les meilleurs experts du monde – si l’on regarde par exemple San Francisco ou la Bolivie, ou encore New York, il faut que le créatif soit le meilleur spécialiste de cette ville. On est au début de ça, et on va le pousser. »

Carcan existant

Cette révolution se fera en douceur. Les premiers jeux en monde ouvert d’Ubisoft ont posé les fondements de cette seconde génération. « Construire un système de jeu, ça prend quatre ans, donc on essaie de capitaliser sur l’existant, admet Elisabeth Pellen. Ce n’est pas de la facilité, mais une façon d’amener un titre au plus haut niveau de qualité, en gardant ce qui fonctionne déjà et en perfectionnant ce qui peut l’être ensuite. »

Exemple, l’un des jeux préférés de Serge Hascoët, Assassin’s Creed 2, qui se déroulait en Italie au temps de la Renaissance. Un des premiers titres touristiques de l’éditeur, même s’il restait bien plus narratif que ne le seront les prochains. « On avait envie de faire en sorte que le joueur rencontre les Borgia, les Médicis, Léonard de Vinci, etc., avoue Serge. Tout ça, c’est génial, mais notre affaire maintenant, c’est de rencontrer des personnages sans que cela soit imposé par le jeu. »

Far Cry Primal. | Ubisoft

Autre défi : faire mentir la réputation d’Ubisoft, celle de produire des jeux très dépaysants, mais à la structure identique et aux missions répétitives. « On y travaille, reprend-t-il. Les concepteurs du prochain Assassin’s Creed ont créé un système dans lequel ce que je fais a non seulement du sens à l’instant, mais a également du sens à long terme. Mes actions vont changer le monde. » Sans compter la violence récurrente des superproductions d’Ubisoft – toutes déconseillées aux moins de 18 ans – guère touristique dans l’esprit. Mais qui n’a jamais vocation à être « gratuite », assure l’éditeur, qui promet des jeux qui font de plus en plus « sens » pour le joueur.

Outre le prochain épisode de la série – qui selon les indiscrétions du site spécialisé Kotaku, se déroulerait en Egypte antique – un autre projet encore secret devrait introniser dans les prochains mois cette approche touristique du jeu vidéo. A terme, Ubisoft ne s’en cache pas, le pari est de se transformer en producteur d’expériences de réalité virtuelle lorsque celle-ci se démocratisera – si c’est le cas – à l’horizon 2025.