Pour coucher sa vérité dans Born to Run, Bruce Springsteen aurait reçu un confortable à-valoir de 10 millions de dollars (8,90 millions d’euros), à en croire le quotidien New York Post, un montant historique pour une figure du monde de la musique. Si elle était avérée, cette somme, qui révèle l’importance nouvelle prise dans ce secteur par les autobiographies de rockstars, « ne choquerait pas » Guillaume Dervieux, directeur général d’Albin Michel, qui publie la traduction en français. Elle fait certes passer pour dérisoire celle, très commentée à l’époque, de 1,3 million d’euros versée par Fayard pour La Possibilité d’une île (2005), de Michel Houellebecq, un des auteurs français les plus lus dans le monde. Quand Springsteen n’avait précédemment publié qu’un ouvrage, déjà chez Simon & Schuster, le livre pour enfants Outlaw Pete (2014), une mode chez les célébrités américaines… On aura compris que celles-ci n’évoluent pas dans les mêmes sphères que les écrivains européens.

Lire la critique : Le « Boss » déroule sa bio

« Springsteen ne travaille que dans la fidélité, raconte Anne Michel, directrice de la littérature étrangère chez Albin Michel. Simon & Schuster nous a choisis en raison des liens historiques entre les deux maisons. » Publié dans 14 pays le 27 septembre, Born to Run bénéficie en France d’un premier tirage considérable, à 100 000 exemplaires, et atteignait, au lendemain de sa mise en vente, la deuxième place des ventes sur Amazon. On ne peut pourtant pas dire que le management du chanteur ait facilité la promotion : embargo – violé par le New York Times – jusqu’à la date de sortie, service de presse ce même jour, pas d’épreuves disponibles… Springsteen se prête en revanche aux Etats-Unis à neuf séances de signatures, qui ont débuté le 27 septembre dans la librairie Barnes & Noble de son patelin de Freehold, dans le New Jersey. « En France, il y a un grand réservoir de fans, se réjouit Guillaume Dervieux. Et j’ai ­l’impression que le livre peut toucher également les gens épris de littérature américaine. C’est un vrai auteur. » « Il a une volonté presque rousseauiste de se montrer tel qu’en lui-même », ajoute Anne Michel.

Couverture de l’autobiographie de Bruce Springsteen, « Born to Run ». | ALBIN MICHEL

Démons et addictions

Cette dimension plus littéraire dans les autobiographies rock est récente. On a longtemps attendu des rockeurs des récits d’une intensité comparable à En route pour la gloire (1943), de l’icône folk Woody Guthrie, ou le furieux Moins qu’un chien (1971), de Charles Mingus. Souvent rédigés par un autre, leurs livres se déclinaient sur un même modèle : l’enfance humble – à la Dickens chez les Anglais –, la rébellion adolescente, l’ascension vers la gloire et ses frasques. Suivis de l’inévitable chapitre sur le combat contre les démons et les addictions, puis les remerciements à l’épouse, au psychiatre ou au gourou.

Pour les groupes, on frôlait régulièrement la caricature de This is Spinal Tap, film lui-même parodique : les copains d’enfance, les querelles d’ego, les procès, la réconciliation et la reformation. Sont publiés, notamment au Royaume-Uni, paradis des tabloïds, quantité de documents de ce type, avec un goût prononcé pour le scandale – coco et groupies à gogo.

Le livre qui a tout changé est Life, l’autobiographie de Keith Richards, l’âme damnée des Rolling Stones, écrit avec le journaliste britannique James Fox et publié en 2010 en France chez Robert Laffont. L’avance était déjà somptueuse – 7 millions de dollars –, justifiée par le million d’exemplaires écoulés dans le monde la première année. « Keith Richards a ouvert la voie, estime Antoine Caro, directeur général chez Laffont. Son livre commençait comme du Hunter Thompson, puis ça déroulait. En France, il a été numéro un pour la non-fiction, vendu à 150 000 exemplaires, un chiffre sans précédent pour un musicien. »

Qualité stylistique

Pour la qualité stylistique, le tournant avait été pris plus tôt par les Chroniques, de Bob Dylan (Fayard, 2005, premier volume d’un triptyque annoncé dont on attend toujours la suite), seulement 30 000 exemplaires, probablement parce que ces souvenirs éclatés et déroutants n’avaient pas la forme d’une autobiographie classique. « Les baby boomers masculins aiment se retrouver dans ces livres, constate Antoine Caro, qui sont un beau cadeau de Noël pour le père de famille. » Ou le grand-père.

La même année que Richards, Patti Smith avait obtenu un franc succès avec Just Kids (Denoël, 2010), un demi-million d’exemplaires vendus dans le monde, en revenant sur sa relation avec le photographe Robert Mapplethorpe et la bohème du Chelsea Hotel new-yorkais. Un National Book Award l’a encouragée à donner une suite, M Train (Denoël, en avril), centrée sur son mari, le guitariste du MC5 Fred « Sonic » Smith.

Jeremie Ruby-Strauss, éditeur : « Il y a eu plus d’autobiographies de stars publiées après “Life” en 2010 que les quinze années qui ont précédé sa sortie »

« Il y a eu plus d’autobiographies de stars publiées après Life en 2010 que les quinze années qui ont précédé sa sortie », a relevé Jeremie Ruby-Strauss, éditeur chez Simon & Schuster. Après la génération des sixties (rien qu’en 2012, Pete Townshend et Rod Stewart chez Michel Lafon, Neil Young chez Robert Laffont), celle du punk a embrayé. Si le Seuil a traduit en 2014 La rage est mon énergie, de John Lydon (alias Johnny Rotten), les écrits de Chrissie Hynde et d’Elvis Costello sont restés pour l’heure en version originale. Comme ceux de Morrissey, l’ex-chanteur des Smiths, numéro un des ventes en Grande-Bretagne en 2013.

C’est que les musiciens susceptibles d’intéresser massivement les lecteurs français ne sont pas si nombreux. Et le sont encore moins ceux auxquels on prête une qualité d’écriture. David Bowie en faisait partie, mais il est trop tard. Le projet qui avait soulevé le plus d’excitation en début d’année était celui de Prince, annoncé par lui-même en mars, un mois avant sa mort, et proposé aux maisons d’édition par Spiegel & Grau, une marque de Random House. Selon son agent, une cinquantaine de pages auraient été rédigées.