« No Guy’s Sky ». | Rob Prest

« Hilarant ! »
« La meilleure chose que j’aie jamais vue ! »
« Comment est-ce qu’on le précommande ? »
« Taisez-vous et prenez mon fric ! »

On imagine que Hello Games, le studio derrière No Man’s Sky, aimerait faire l’objet de telles déclarations d’amour. Sauf qu’elles ne sont pas adressées au jeu le plus attendu (et peut-être le plus décevant) de l’été, mais à No Guy’s Sky, un pastiche fauché créé en trois semaines par un Anglais qui a fait sensation le 21 septembre sur YouTube. Sa particularité : il l’a développé à partir de ZDoom, un ensemble d’outils modernes reproduisant les fonctionnalités antiques de Doom, jeu de tir séminal sorti en 1993.

Ce ne sont donc pas tant les qualités réelles de No Guy’s Sky qui suscitent l’enthousiasme des internautes, que le fait qu’il reproduise, dans un style graphique extrêmement daté et avec des contraintes techniques impossibles, les bases d’un des jeux les plus ambitieux de l’année. Les bases, ou du moins, ce que Rob Prest, le créateur de ce pastiche, en sait : « Je n’ai pas encore joué au jeu, reconnaît-il, j’ai juste essayé de reproduire ce que j’en ai vu dans sa bande-annonce. »

No Guy's Sky (No man's sky in Doom)
Durée : 05:45

Rob Prest n’en est pas à son coup d’essai. No Guy’s Sky n’est même en fait qu’une parenthèse, une récréation qu’il s’est offerte, avant de s’en retourner à un projet plus délirant encore : celui de reproduire DayZ, toujours dans un style graphique comparable à celui de Doom. Le résultat, évidemment, s’appelle DoomZ.

Bien qu’encore au stade de prototype, le jeu de Prest propose de nombreuses fonctionnalités tout simplement inenvisageables il y a vingt ans. Le résultat laisse déjà entrevoir des années 1990 rétrofuturistes, comme un monde parallèle où les ambitions des jeux vidéo auraient continué à croître sans qu’évoluent les outils techniques.

Du vieux avec du neuf

On parle ainsi de « demake », une sorte de « remake » à l’envers, qui consisterait à faire du vieux avec du neuf. La discipline n’est pas nouvelle : la souplesse des outils de Doom a très vite permis aux passionnés de donner vie à des projets surprenants. Si la plupart se contentent de créer de nouveaux niveaux pour le jeu original, certains n’hésitent pas à les détourner pour donner vie à ces projets d’autant plus passionnants qu’ils sont franchement absurdes.

Dans l’art du demake, nombreux sont les adeptes de la fusion entre deux univers : Doom et Metroid Prime, Doom et Tomb Raider, Doom et Super Mario 64, ou, plus étonnant encore, Doom et Monkey Island. Il s’agit alors en général de calquer l’univers graphique de classiques sur les règles du jeu de tir popularisées par Doom il y a vingt-trois ans.

Pirate Doom - Doom Mod Madness
Durée : 09:42

Mais on est encore dans le domaine de l’emprunt, de l’hommage, plutôt que dans celui de la copie absurde – et donc géniale – qui consiste à refaire le même jeu… en moins bien. En la matière, l’exercice le plus évident consiste à plaquer le moteur de Doom sur celui des jeux de tir qui lui sont postérieurs. Ceux-là même qui lui doivent tout.

Les amateurs d’histoire vidéoludique (et de performance dadaïste) peuvent ainsi se régaler des adaptations de GoldenEye 007, de Duke Nukem 3D, et surtout de Quake, le véritable successeur de Doom et passage obligé pour tous les apprentis « demakeurs ». Le comble ? Ce développeur qui a récemment adapté le quatrième épisode de Doom, sorti cette année… sur le moteur de jeu original. Mais la conversion la plus impressionnante de toutes est sans aucun doute celle d’Half-Life, autre mètre étalon du jeu de tir des années 1990.

Half-Life in DOOM - Paranoid Mod - Full Walkthrough 【NO Commentary】【60FPS】
Durée : 01:16:45

Inéluctable obsolescence

Ces huit cartes pour Doom (ici méconnaissable) ont demandé trois ans de travail à ses cinq développeurs. Trois ans de développement pour créer une version moins belle de Half-Life : on n’avait pas fait plus vain depuis Sisyphe. Mais c’est justement l’absence quasi totale d’intérêt ludique de la démarche qui fait sa beauté.

Jean-Paul LeBreton, l’un des développeurs du plus récent BioShock 2, s’est aussi plié à l’exercice, en adaptant pour Doom l’un des niveaux de son propre jeu. « C’est gratifiant de refaire en quelques semaines ce qui m’avait à l’origine pris un an, explique-t-il à Pixels. Le moteur de Doom est très pratique pour créer des espaces rapidement. C’est facile d’y placer des objets, de vérifier l’alignement des textures... Et il y a un plaisir à tenter de traduire des éléments modernes avec son vocabulaire limité. De toute façon, les contraintes sont bonnes pour la création. »

On touche là d’ailleurs ce qui fait la véritable originalité de la démarche : contrairement aux demakes « classiques », il ne s’agit pas ici tant de rendre hommage au jeu pastiché que de déclarer sa flamme à Doom, titre tellement fondateur que certains s’efforcent, en dépit de l’inéluctable obsolescence technique inhérente au média, de le maintenir artificiellement en vie. Comme s’il fallait faire la preuve, même un quart de siècle après, de sa pertinence toujours renouvelée.

Parallèlement à son demake de Bioshock 2, LeBreton a d’ailleurs poussé le vice jusqu’à développer un autre projet en forme de mise en abîme : il revisite sa jeunesse, ses premiers émois d’enfant et de joueur… avec un jeu tournant sous le moteur de Doom 2. Le premier épisode d’Autobiographical Architecture doit sortir avant la fin de l’année.

Autobiographical Architecture - announcement trailer
Durée : 02:07

Antithèse absolue

Mais c’est quand ils dépouillent Doom de ses mécaniques de jeu de tir, pourtant au cœur de son ADN, que le demake s’avère le plus impressionnant. On cherchera en vain les fusils à pompe du héros de Doom dans Sonic Robo Blast 2, adorable déclinaison de l’univers du fameux hérisson, qui réussit en outre à être meilleure que certains des épisodes officiels de la série.

Pourtant, malgré l’incongruité de la proposition, les connaisseurs détecteront encore certaines des spécificités de Doom. Bien malin en revanche celui qui saura les repérer dans cette version improbable de Resident Evil 2, ou dans cette adaptation libre de Donkey Kong Country. Une modification qui ressemble tellement au jeu de plate-forme sorti sur Super Nintendo que l’observateur inattentif pourrait facilement s’y tromper.

Lets Play Donkey Kong DOOM!
Durée : 08:53

Esthétique de la laideur

Le créateur de No Guy’s Sky et de DoomZ l’admet volontiers, l’intérêt est ici surtout de s’amuser à tordre, à maltraiter, à détourner le moteur de Doom pour le pousser dans ses derniers retranchements. Pour trouver des solutions à des problèmes qui ne devraient même pas se poser. « Je me lance des défis, résume Rob Prest, interrogé par Pixels. Tenter de contourner les limitations du jeu, même si le résultat est un peu grotesque. C’est particulièrement gratifiant de trouver une solution, ou, encore mieux, de contourner le problème. »

Pour autant, l’intérêt pour le joueur n’est pas si nul qu’on pourrait le croire. Dans cet écrin de gros pixels hideux, débarrassés de leurs oripeaux graphiques, la beauté pure des mécaniques de jeu brille d’autant plus fort. Comme si, en grattant à l’os, ces jeux qu’on pensait connaître par cœur révélaient la solidité à toute épreuve de leur structure. Une discipline de choix pour les esthètes du moche.