Manifestation d'agriculteurs le 9 février à Châteauroux (Indres). | GUILLAUME SOUVANT / AFP

Depuis plusieurs mois, les agriculteurs multiplient sur tout le territoire les actions coup de poing et les manifestations pour faire entendre leur situation. Les raisons du malaise sont multiples : prix bas, libéralisation de l’agriculture, crise sanitaire, endettement structurel…

Solidarité paysans, association qui compte 1 000 bénévoles et 76 salariés, accompagne depuis 1992 les agriculteurs en grande difficulté et endettés. Son président, Patrick Bougeard, détaille le rôle de l’association et s’en prend au modèle agricole productiviste et libéral, lancé dans les années 1960, qui a profondément fait évoluer le métier de paysan.

On parle souvent, ces dernières années, de colère des agriculteurs, de crise dans le monde agricole. Ne sommes-nous pas entrés dans une profonde mutation du métier ?

Non, selon moi ce n’est pas une mutation. Je parlerais plutôt d’une orientation inexorable d’un mode de production enclenché dans les années 1960 [les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 ont poussé à la modernisation de l’agriculture] et qui arrive à bout aujourd’hui. C’est une explosion en plein vol d’un modèle productiviste et libéral. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que les secousses les plus importantes se fassent ressentir en Bretagne, qui a adopté à plein ce modèle.

Mais on aurait pu prévoir dès les années 1960 ce qui allait arriver. Les agriculteurs veulent être payés pour le travail qu’ils fournissent, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut un minimum de contrôle face à un modèle totalement libéralisé.

En 1967, le sociologue Henri Mendras publiait, après quinze ans d’enquête, l’ouvrage La Fin des paysans. Cinquante ans après, en sommes-nous arrivés là ?

Non, ils ne sont pas morts. Les paysans sont encore présents au sens noble du terme, en producteur, en valorisateur du territoire sur lequel ils vivent. Pour Henri Mendras, l’agriculture industrielle allait tuer ce modèle-là. Il a en partie raison aujourd’hui mais il y a toujours une poche de résistance.

L’association que vous dirigez, Solidarité paysans, vient en aide aux agriculteurs endettés. Comment travaillez-vous avec eux ?

Nous nous occupons en moyenne de 3 000 familles par an. Mais nous faisons de l’accompagnement, pas de l’assistanat. L’association intervient seulement lorsqu’un agriculteur nous appelle, ça doit venir de lui et non d’un tiers. On considère que lorsqu’il nous appelle, il reconnaît qu’il est en difficulté. Nous prenons un premier rendez-vous chez eux pour une prise de contact. On parle de questions d’ordre général, d’où ils viennent, comment ils vivent leur situation…

Nous essayons de créer un climat de confiance. L’intervention se déroule toujours à deux, un salarié et un bénévole ; un praticien et un spécialiste du droit ou de l’économie. Ensuite nous faisons un point très précis sur l’état social, économique et financier de l’agriculteur.

Lire l’éditorial  : Elevage, un mal français

On regarde, dès lors, si on se dirige plutôt vers une cessation d’activité ou sur un redressement d’exploitation. La grande majorité des gens qui nous appellent ont épuisé tous les recours. Mais après notre aide, qui peut durer de six mois à trois ans, nous arrivons à 70 % des agriculteurs qui ont réussi à redresser leur exploitation.

Nous nous appuyons sur des procédures, comme le dépôt de bilan, qui sont intéressantes pour pouvoir mieux traiter la dette ; l’ensemble des poursuites cesse et l’exploitation est protégée sur une période de deux ans. Cela permet de travailler sur la trésorerie, les comptes, le modèle agricole de l’exploitation… L’association réintroduit les agriculteurs dans des droits que les créanciers ne voulaient plus leur accorder.

Manifestation d'agriculteurs le 28 janvier, à Rennes (Ille-et-Vilaine). | DAMIEN MEYER / AFP

Existe-t-il un profil type des agriculteurs que vous accompagnez ? Et quel processus essayez-vous de mettre en place pour ces éleveurs ?

Avant, nous étions taxés de doux illuminés qui accompagnaient seulement les rétifs au développement. Mais depuis 2008 et le tournant de la crise du lait, nous travaillons sur tout type de producteur et de tout âge, du jeune qui vient de s’installer à celui qui a 40 ans ou 50 ans.

Pour chaque personne nous essayons de respecter quatre étapes : la première est de repérer les compétences de la personne et de les valoriser. Ensuite, nous souhaitons qu’il rattache ses productions au sol. Si le producteur a des vaches, des brebis, des cochons, et s’il a des terrains, nous l’incitons à produire lui-même ses céréales pour nourrir ses bêtes plutôt que de les acheter dans l’alimentaire agricole.

Il faut également que l’agriculteur retrouve sa capacité d’autonomie. Il ne doit être dépendant de personne et doit décider lui-même de ses choix. Et, dernière étape, nous tentons de resocialiser la personne, car quand nous arrivons ils sont isolés, ils ont déjà fait le vide autour d’eux. Dans certains départements, des groupes de paroles sont organisés, des chantiers collectifs ou des journées festives pour se regrouper et parler d’autres choses. Même si les discussions dérivent souvent sur leurs problèmes.

Comment réagir quand vous vous trouvez face à des agriculteurs qui pensent au suicide ?

Il y a une vraie souffrance au travail chez eux. On est là pour les accompagner, mais nous ne sommes pas des soignants. On invite plutôt ceux qui en ont besoin à rencontrer des psychologues, des médecins. Mais jusqu’ici nous n’avons jamais été confrontés à des suicides de personnes que nous aidons. Nous faisons un accompagnement de proximité mais nous en connaissons les limites…

Manifestations d'agriculteurs dans la Sarthe, le 29 janvier. | JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Ont-ils l’impression d’être délaissés par l’opinion publique et l’Etat ?

Les agriculteurs ont un réel sentiment d’abandon vis-à-vis de la société, l’estime d’eux-mêmes est très basse. Ils considèrent que l’image qu’a la société sur eux n’est pas la bonne. Ils ont l’impression que les injonctions de la société civile, sur l’environnement par exemple, ne sont pas en adéquation avec le métier qu’ils font.

Il y a encore beaucoup à dire sur les pratiques agricoles, mais leurs efforts ne sont pas reconnus. On leur demande toujours plus. Il y a aussi trop de normes. Par exemple l’adoption de normes sur le bien-être animal a été mal perçue. Les agriculteurs ont le sentiment que la société se soucie plus de la santé des animaux que de l’état d’agriculteurs au bord du burn-out et du suicide.

Que pensez-vous de « l’année blanche » en faveur des agriculteurs endettés et des autres mesures proposées par le gouvernement ?

Sur « l’année blanche », c’est très bien, ça permet de passer le cap et ça sauvera des exploitations. Mais on fait payer aux citoyens les difficultés du monde paysan. Est-ce que c’est ça qu’on veut ? Les aides ce n’est pas suffisant et il y a des questions qui n’ont pas été réglées. Il faut mettre en place des réformes structurelles et avoir un autre rapport avec la production.

Depuis 2006, c’est la neuvième crise et 1,6 milliard a été dépensé à fonds perdus. Leur seule proposition c’est d’ouvrir le robinet et de penser que les agriculteurs retourneront tranquillement dans leurs exploitations.

De moins en moins nombreux, les agriculteurs perdent leurs repères
Durée : 01:38